Il continuait de se masser le visage, la nuque, enfonçant profondément ses doigts dans l'épaisseur de ses cheveux. Il se dédoublait. Il s'entendait hurler à sa secrétaire : « Un juge, moi en tout cas, est inaccessible, inaccessible, vous entendez ! C'est lui seul qui choisit qui il doit écouter ou voir. Vous voulez ouvrir la porte de mon bureau à un tueur? Dites-le ! Il vous abattra aussi, croyez-moi. »
La pauvre femme avait sorti un mouchoir brodé et avait essuyé ses yeux comme une écolière.
Cela paraissait à Cocci un épisode déjà si lointain et il avait le sentiment qu'un autre que lui l'avait vécu. Le mouvement de la vie était si rapide. Il avait reçu ce matin la photocopie de cet article de Joan Finchett, une dizaine de feuillets sur lesquels le directeur de l'Institut culturel italien, l'ami Mario Grassi, qui les lui avait envoyés de Paris, avait griffonné quelques phrases courant au fil des pages, de sa grande écriture penchée, généreuse et enthousiaste :
Polémique à Paris entre l'Universel (Lavignat : un « fashionnable intellectual! », un familier de Morandi? Morandi a racheté ou va racheter l'hebdomadaire), la télévision (Brigitte Georges), Hassner (Morandi est désormais majoritaire dans le capital de son agence de publicité) et Continental (Jean-Luc Duguet, Joan Finchett). Gauche contre droite? Morandi, ici, est un condottiere de... gauche! Tu imagines! Je peux rencontrer Finchett, si tu veux — et même si tu ne veux pas, je crois.
C'était le ton, la voix de Mario Grassi, inchangée depuis les années 70 lorsque Cocci le rencontrait dans ce café de la via d'Azeglio, à Bologne, où se retrouvaient les étudiants « critiques » de la faculté des lettres et de droit. Ils avaient manifesté ensemble piazza del Nettuno, ils avaient serré le poing lorsque les terroristes avaient fait exploser leur bombe à la Stazione Centrale. Ils criaient « A bas le fascisme ! », mais peut-être - on le disait aujourd'hui - les assassins agissaient-ils pour d'autres, respectables ministres, banquiers, les mêmes que ceux que Cocci retrouvait à présent dans l'entourage de Morandi. Et qui sait s'ils ne parvenaient pas enfin à la conclusion de ces années marécageuses - « à vomir », disait Grassi - qu'ils avaient vécues : plus de vingt ans de meurtres, de corruption, de putréfaction? Balasso et Valdi étaient de la même génération que Grassi, et du même petit groupe, mais celui-ci, comme il disait encore, s'était mis à l'abri des tentations auxquelles les premiers avaient cédé : professeur à Berkeley, puis directeur d'instituts culturels ici et là, désormais enfin en Europe, à Paris, 50, rue de Varenne. Grassi était resté lui-même avec des cheveux toujours noirs, un peu trop longs, un corps mince à près de cinquante ans - «Nous sommes restés maigres, Cocci », lançait-il quand ils se rencontraient -, un regard distrait, ce qui conférait à ses yeux une douceur attirante, des femmes autour de lui, pas d'enfant, pas de livre publié, quelques articles seulement où Cocci découvrait plus d'intuition que de rigueur, pas d'oeuvre, donc. « Mais, Roberto, protestait Grassi, est-ce que vivre, vivre le moins mal possible, essayer de ne pas faire souffrir, tenter d'aimer, oui, d'aimer, est-ce que ce n'est pas une création, une oeuvre, la seule à compter? »
Les autres, Valdi, Balasso, Roberto Cocci les avait retrouvés ici, à Parme, salariés de Morandi, si différents de ce qu'ils avaient été au temps de la via d'Azeglio et de la piazza del Nettuno que ni eux ni Cocci n'avaient, fût-ce d'un geste ou d'un mot, cherché à rappeler ces heures-là.
Giorgio Balasso, Cocci devait l'entendre comme témoin, mais il l'avait déjà croisé depuis son arrivée à Parme et il avait eu un sentiment de pitié, de compassion envers cet homme qui se tenait voûté, auquel ses yeux éteints, son teint blanchâtre donnaient une expression maladive, comme si l'amertume, les désillusions, peut-être les remords l'avaient peu à peu miné.
Fabrizio Valdi, au contraire, portait avec suffisance ses reniements, pochette blanche sur complet bleu roi. Il avait déjà témoigné, méprisant et agressif, accusant la justice de se mettre au service d'un État en putréfaction, de chercher, en accusant Morandi, des boucs émissaires afin de protéger les responsables politiques. Il fallait que le Nord s'ampute de Rome, de ce Sud corrompu et paresseux, et crée ici - il avait tapé du plat de la main sur le bureau de Cocci - un État, une République.
« Avec Morandi comme modèle de vertu ! » avait murmuré Cocci en mettant fin à la déposition de Valdi. Puis, alors que ce dernier protestait, s'indignait, la lèvre inférieure tremblante, Cocci avait ajouté qu'il préférait les cyniques aux hypocrites et n'aimait pas les faux prêtres.
Cocci avait ôté ses lunettes et le greffier avait pensé que monsieur le juge, comme à chaque fois qu'il était las, allait se masser le visage, et c'était un curieux spectacle que celui de cet homme aux traits rigoureusement dessinés qui, les coudes appuyés sur la table, les doigts tendus, modelait sa peau les yeux fermés, donnant si fort la sensation d'être absent, à mille lieues de ce bureau, que le greffier n'osait plus bouger et quittait la pièce à reculons.
Il est vrai que, peu à peu, les scènes et les souvenirs les plus récents s'effritaient comme une boue sèche et que Cocci se retrouvait piazza del Nettuno, avec les autres, Grassi, Balasso, Valdi, à l'époque où aucun d'eux n'acceptait la société telle qu'elle était, où ils imaginaient la vie comme un combat pour la justice - et il était devenu juge, il espérait qu'enfin, dans ce pays, ils allaient peut-être en finir avec les plus corrompus. Ou bien sa mémoire creusait plus profond encore, comme s'il avait voulu fuir vraiment le temps présent, ses illusions, la peur des déceptions, et Cocci se souvenait de ces parties de tennis qu'il disputait avec son père à la fin des après-midi d'été, si orageux dans la plaine padane.
Ils jouaient sur la terre brune et grumeleuse, derrière les bâtiments de la ferme, en bordure des champs de maïs, les balles se perdaient souvent entre les épis. Le père, Alberto Cocci, s'impatientait, criant, sa raquette levée, montrant un sillon : « Là, là, mais tu es aveugle ! »
Roberto Cocci ne portait pas encore de lunettes. Quelquefois, il lui semblait que la balle, avant de venir vers lui, disparaissait, mais il se plaçait d'instinct, sans la voir, harcelé par la voix de son père qui, tout en la renvoyant, lançait des ordres : « Coup droit, revers, filet, cours, mais cours! » Alberto Cocci avait appris à jouer alors qu'il était prisonnier des Anglais, en Afrique orientale; rentré à la ferme, il avait voulu, par défi - peut-être aussi par amertume, car il semblait n'éprouver aucun plaisir sur le court, mais c'était tout ce que la guerre du Duce lui avait apporté et il n'entendait pas le laisser, pour une fois que le fascisme donnait quelque chose ! -, continuer à jouer une fois par semaine, obligeant ses neveux d'abord, puis son fils Roberto à lui servir de partenaire.
Le soir tombait. L'air était si pesant, si chargé d'électricité qu'on étouffait à courir tout en frissonnant cependant, la peau parcourue de petites décharges qui piquaient les avant-bras, le cou et les joues. Le ciel devenait si sombre, d'un gris plombé, que Roberto ne voyait plus la balle, les gouttes de sueur brûlaient ses yeux, mais il entendait le bruit sec des coups que son père renvoyait. Il était envahi par une bouffée de rage et de haine, y compris contre cet homme, ce fou qui devait être le seul dans toute la campagne, entre Reggio et Parme, à jouer au tennis au milieu des champs. Puis le ciel tremblait et des gouttes grosses comme des fruits s'écrasaient sur la terre, tandis que l'horizon se fendait.