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Certains crépuscules, alors même que le vent se levait, tourbillonnant, pliant les épis, que la foudre claquait non loin, le père s'obstinait à jouer encore, et Roberto Cocci s'était plus tard demandé s'il n'avait pas perdu son acuité visuelle pour échapper au calvaire de ces parties de tennis et fuir un père qui, lorsqu'ils étaient sortis de chez l'ophtalmologiste - Roberto avait alors dix-sept ans, c'était en 1960 -, avait simplement marmonné : « Ça aussi, maintenant! »

Une fois rentrés à la ferme, à quelques kilomètres du village de Vignola, le père s'était enfermé dans son atelier et n'avait même pas répondu quand on lui avait crié que le dîner était servi.

Roberto l'avait vu, sous l'averse, arracher les piquets entre lesquels le filet était tendu, puis, manoeuvrant brutalement, ranger, sur ce qui avait été le court, les tracteurs, les moissonneuses-batteuses, les motoculteurs qu'il avait en réparation.

Peut-être avait-il même brisé les raquettes, jeté les balles dans un fossé, enterré le filet; toujours est-il qu'en quelques heures, plus rien n'avait subsisté de ce qui avait semblé constituer depuis des années sa passion et sa gloire.

Quand un fermier descendant de sa machine s'étonnait, après lui avoir expliqué ce qui ne fonctionnait pas, de ne plus voir le court de tennis et le questionnait : « Tu ne joues plus, Alberto, tu ne fais plus l'Anglais? Trop vieux? », le père paraissait ne pas entendre ou bien il lançait une bordée d'injures, disant que c'était un crime de confier des machines à des paysans. Mais personne ne se vexait. Qu'est-ce qu'il était, ce fou d'Alberto Cocci? Un fils de fermier qui avait abandonné l'exploitation à son frère aîné et qui, parce que la guerre lui avait pris ses meilleures années, six au total, avait appris sous les armes, avec les Anglais, à réparer les moteurs et à jouer au tennis.

A la fin de la guerre, l'aîné, Giuseppe Cocci, avait voulu partager avec son cadet les revenus de la ferme. Alberto avait refusé. Il avait simplement demandé qu'on lui laisse un bâtiment pour y loger et un hangar pour y monter son atelier de réparations.

La surface du court, il l'avait prise sans rien demander, mais on savait dans les campagnes qu'on ne discute pas de la folie d'un homme, qu'il faut l'accepter comme un orage de grêle ou un printemps sans pluie.

C'était la vie. Et elle avait déjà frappé dur les Cocci : le grand-père, Antonio, on l'avait retrouvé en octobre 1923, le 28, jour du premier anniversaire de la Marche sur Rome, avec un épieu enfoncé dans la bouche, le corps à demi plongé dans une auge, les doigts dévorés par les cochons.

Lorsque Roberto Cocci avait lu l'article de Joan Finchett, il s'était souvenu que son oncle Giuseppe racontait que c'étaient les bandes de Dino Morandi qui avaient assassiné Antonio Cocci. Giuseppe avait alors quatre ans et avait vu ces hommes en uniforme noir sauter des camions dans la cour de la ferme, leurs gourdins à la main, leur étrange bonnet à pompon enfoncé sur la tête. Ils hurlaient : « Où est Cocci? Qu'on le donne à bouffer aux cochons ! »

L'article de Joan Finchett était le seul de tous ceux qui avaient été publiés sur l'affaire Morandi à rappeler que ce nom-là, Morandi, dans les années 20, pas un paysan, pas un adhérent de coopérative - de ceux qu'on appelait les « rouges » - qui ne l'eût maudit, l'articulant à voix basse parce qu'il y avait des mouchards partout et que les squadre de Morandi - trois, quatre camions d'hommes armés - terrorisaient les campagnes.

On les voyait passer au loin sur les routes, entre les peupliers, gesticulant, brandissant leurs fusils et leurs matraques. Leurs voix, portées par le vent, volaient jusqu'aux fermes au-dessus des épis, « eia eia alala ». Les paysans courbaient le dos. L'orage finirait bien, celui-là comme les autres, et seuls quelques-uns, comme Antonio Cocci, le grand-père de Roberto - de monsieur le juge qui avait installé ses bureaux au troisième étage du Palazzo Ducale de Parme - avaient résisté, et les squadristi de Dino Morandi les avaient en effet donnés à bouffer aux cochons.

On n'avait pas touché à un cheveu de la femme d'Antonio. Après avoir entraîné son mari vers le camion, les fascistes avaient tourné autour d'elle qui se tenait droite devant la porte de la chambre où elle avait enfermé ses trois fils. Ceux-ci pleuraient. Dino Morandi l'avait écartée d'un geste brutal, avait poussé la porte de la pointe de sa botte et, tourné vers ses squadristi qui avaient envahi la pièce, il avait dit que l'honneur des fascistes, c'était de respecter les familles, même celles de leurs pires ennemis : « Pas un cheveu des femmes et des enfants. » Les fils seraient eux aussi un jour des enfants de la Louve, eia eia alala.

Mais ni Giuseppe Cocci, l'aîné, celui qui avait vu le jour en 1919, un an après le retour de guerre de son père, ni Alberto Cocci, né en 1920, celui que, plus tard, revenu d'Afrique orientale en short kaki, on avait appelé « l'Anglais » ou il Meccanico (le mécanicien) - c'était lui le père du juge Roberto Cocci -, ni Giacomo, né en 1921, n'étaient devenus fascistes. Vingt ans durant, ils avaient rentré la tête dans les épaules. On les avait insultés. On avait exigé d'eux qu'ils signent des proclamations, des aveux, des bulletins d'adhésion. Ils étaient restés impassibles comme s'ils avaient eu les lèvres cousues, les oreilles bouchées.

Quand elle avait appris, en 1924, que Dino Morandi avait été abattu par un rouge, leur mère avait tué deux poulets et, toute la nuit, elle avait malaxé la pâte, préparé la farce pour les cappeletti, la sauce, le bouillon, et ce déjeuner-là, un jour de semaine, sur une nappe blanche, celle de son mariage, ses fils s'en étaient toujours souvenus.

Elle était morte en 1944 sans avoir revu ses deux aînés, l'un prisonnier en Afrique orientale, l'autre combattant avec les partisans, sans doute au Piémont.

Son plus jeune fils, Giacomo, l'avait portée en terre, puis - c'était l'automne ou le début de l'hiver, novembre ou décembre 1944 - il avait à son tour gagné les montagnes du Nord, au-dessus de Côme, et il était devenu l'un de ceux qu'Allemands et fascistes, les derniers, ceux qu'on appelait les Repubblichini, cruels comme des bêtes traquées, qualifiaient de Banditi.

Un matin, peu avant la fin de la guerre, en mars ou avril 1945, quelques jours seulement avant qu'on ne tue Mussolini, sa maîtresse Claretta et Paola Morandi, les habitants de Bellagio avaient dû monter jusqu'à la forêt, les Allemands les ayant rassemblés et forcés à marcher. Dans une clairière d'où l'on apercevait tout le lac, le parc et le toit de la Villa Bardi, ils avaient découvert une trentaine de corps couchés les uns sur les autres, qu'ils avaient dû ensevelir côte à côte. Parmi eux, Giacomo Cocci.

- Banditi, Banditi ! avaient hurlé les Allemands.

C'était il y a mille ans, le temps pour Roberto Cocci de fermer et de rouvrir les yeux.

29.

PEUT-ÊTRE Joan avait-elle accepté de rencontrer Mario Grassi le matin même où il avait téléphoné, non pas, comme elle l'avait expliqué à Jean-Luc, parce que Grassi s'était présenté comme l'ami de Roberto Cocci, oui, le juge chargé de l'affaire Morandi, et qu'il avait été impressionné par l'article qu'elle avait écrit sur les Inconnues du système Morandi - « Votre titre, très bon! La Repubblica l'a repris ce matin en vous citant, j'ai le journal, si nous nous voyons... » avait-il dit -, mais parce que sa voix grave et pourtant changeante, avec des inflexions ironiques, des éclats, l'avait intriguée, attirée.

Elle n'avait pas été séduite, plutôt distraite, comme si quelqu'un, de manière inattendue, lui avait ouvert une porte, tendu la main et dit : « Vous n'allez pas continuer à étouffer, là, dans cette pièce sombre, à vous morfondre. Et pourquoi? »