«Vous regardez nos chaises », murmura-t-il en désignant les sièges à cannelures dorées, capitonnés d'un velours grenat élimé. La gloire du passé, avait-il ajouté : les vieilles dames y étaient sensibles, et quelques jeunes gens un peu singuliers, des sortes d'handicapés, venaient avec elles écouter des conférences sur Dante ou Pétrarque. « Ils aiment la poésie, ce sont donc des fous, des anormaux, non? »
Son bureau encombré de livres était décoré de cinq ou six toiles devant lesquelles Joan s'était arrêtée, attirée par ces bandes ocre et bleues, ces silhouettes noires à peine esquissées. «Vous aimez ? » questionna-t-il. Fresques romaines, peinture de ruines, nostalgie, désespoir, tout ce qui s'effrite et se corrompt : il adorait.
Pouvait-il l'appeler Joan, avait-il demandé abruptement. Il était incapable de prononcer le mot « Madame » à son propos : Madame Finchett, Signora Finchett, ou Signorina, ridicule, non? Pourquoi vivait-elle à Paris? Un mari diplomate à l'ambassade, un ami français? « On m'a dit - je citerai ma source si vous le voulez - que vous vivez avec Jean-Luc Duguet? »
Elle avait eu envie de le gifler, puis elle était sortie du bureau en marmonnant - mais peut-être avait-il entendu, elle l'aurait souhaité : « Mais qu'est-ce que ce type, pour qui se prend-il? Il est stupide, ou quoi? »
Il l'avait rattrapée dans l'entrée. Il avait endossé une houppelande vert foncé qui lui battait les chevilles et lui donnait l'allure grotesque d'un cocher, d'un personnage baroque ou déguisé, issu d'un autre temps ou s'apprêtant à jouer quelque rôle.
- Excusez-moi, avait-il grogné.
Puis il avait repris son bavardage, paraissant ne plus se souvenir de ce qu'il avait dit, s'arrêtant à plusieurs reprises dans le parc de l'Institut, passant de la gravité à la dérision, et, peu à peu, pas après pas, Joan, en le regardant évoluer, ses mains repoussant ses cheveux en arrière puis accompagnant ses propos de virevoltes rapides, avait oublié sa colère et l'humiliation qu'elle avait ressentie. Comment pouvait-on croire qu'elle vivait avec Jean-Luc? Profitant d'un moment de silence, elle répliqua d'une voix coupante qu'elle vivait seule, qu'elle n'avait pas de mari diplomate ni d'ami français. Elle ne se laissait dicter sa conduite par personne. Il jouait à quoi, à l'homme méditerranéen?
Il s'était excusé de nouveau et, de nouveau, elle avait pensé que cet homme-là l'intéressait, l'intriguait.
Il se justifiait maintenant, la tête penchée, les mains dans les poches. Savait-elle comment Stendhal jugeait les Italiens, toujours dans La Chartreuse de Parme, au début, dans l'avertissement ? Ils sont sincères, bonnes gens, disent ce qu'ils pensent - lui-même avait dit à Joan ce qu'il pensait : Italien, en effet qu'y pouvait-il? -, et Stendhal ajoutait que ce n'était que par accès qu'ils avaient de la vanité, laquelle devenait alors passion...
Trop bienveillant, Stendhal, murmura Grassi, n'est-ce pas?
- Nous sommes grossiers, vous m'avez déjà jugé. Les pâtes : toute notre cuisine est rudimentaire. Nous sommes tous des paysans. Je vous raconterai. Cocci et moi, nous sommes de la même région : maïs, élevage de cochons, parmesan, des culs-terreux, comme on dit ici. Nous sommes primaires, fascistes, totalitaires, mafiosi, machiavéliens, felliniens, nous avons inventé tous ces mots-là, et maintenant les mani puliti. Sartre, c'était les mains sales, nous, les mains propres ! Nous sommes créatifs et en même temps si blasés, si las, écrasés par le passé! Quand nous grattons un mur, quand nous creusons la terre, c'est pour mettre au jour une fresque romaine ou une tombe étrusque. C'est tellement plus simple quand on ne trouve que des carcasses de bisons, non?
Il avait ri. Elle n'était pas vexée? Il avait enseigné à Berkeley, à New York. Il admirait la civilisation américaine, Coppola, Scorsese, Capra, Bandini. Mais c'étaient aussi des Italiens, non?
Cet homme-là amusait Joan.
Au moment où ils débouchaient dans la rue de Varenne, Grassi s'était à nouveau immobilisé, avait regardé Joan avec une expression si mélancolique qu'elle avait détourné les yeux, puis la petite phrase avait surgi distinctement en elle : « Cet homme-là me plaît. »
Elle l'avait fixé à son tour et il avait hoché la tête, tendu le bras, lui montrant la direction de la rue du Bac.
Avait-elle songé, lui dit-il en marchant, que Carlo Morandi ou d'autres autour de lui, sans même le consulter - parce que c'est cela, le pouvoir : les courtisans qui devancent les désirs du maître -, après l'article qu'elle avait publié sous un très bon titre - il s'interrompit : il avait oublié de lui montrer la Repubblica qui l'avait repris; une autre fois, Joan, vous reviendrez, non, nous nous reverrons? -, que certains proches du Condottiere, donc, pouvaient avoir décidé de la faire abattre? C'était si facile, un accident de voiture. Elle conduisait, elle garait sa voiture dans un parking? Une méthode efficace, qui ne laisse pas de trace. On desserre la direction. Est-ce qu'elle avait songé à cette éventualité?
Il s'était souvent demandé pourquoi Roberto Cocci était encore en vie. Ils avaient tué un général des carabiniers, Della Chiesa, des juges, Falcone, Borsellino, des prêtres, des journalistes. Ils avaient fait exploser des bombes dans les trains et les rues. Des centaines de morts. Pourquoi Cocci et elle seraient-ils épargnés?
Il avait peut-être tort de dire ce qu'il ressentait, mais il était comme ça : italien selon Stendhal.
Elle s'était arrêtée devant une boutique, au coin de la rue du Bac, sans regarder vraiment les tailleurs qui y étaient exposés. Peut-être pour mieux entendre cette voix qui chuchotait plus distinctement en elle : « Cet homme me plaît », et qu'elle tentait encore d'étouffer.
Pourquoi prendre des risques, avait-il dit. Est-ce que cela en valait la peine? Il y aurait toujours des Morandi. Ils trafiquaient déjà sous César, alors? Il n'y avait guère le choix qu'entre démocratie et corruption ou dictature et corruption. Comme chez les Russes : Staline ou Eltsine. Savait-elle qu'il avait été en poste à Moscou, qu'il avait rencontré jadis ceux qu'elle nommait dans son article, qui étaient à présent les salariés de Morandi, Krivolsky et Gorai, deux belles âmes, deux démocrates qu'il avait connus, l'un responsable de l'idéologie à la télévision soviétique, surveillant, flic, mouchard, censeur, l'autre chargé des tournées théâtrales à l'étranger, donc flic lui aussi, privilégié, trafiquant en tous genres. Qu'ils se soient associés avec Morandi, quoi de plus normal? Les mafias rouge et noire finissent toujours par s'aboucher. Dictature et corruption, donc, ou bien démocratie et corruption, l'histoire oscillait entre ces deux pôles. Il craignait parfois qu'à vouloir combattre la corruption dans les pays démocratiques, on n'aboutisse à la dictature : on tuera les juges, on les assassine déjà; ou bien, au nom de la pureté, on tuera aussi les corrompus...
A moins que - il avait un instant enveloppé les épaules de Joan, puis avait promptement retiré son bras -, à moins que les temps, les âmes aient vraiment changé... Peut-être les juges comme Roberto Cocci, les journalistes comme Joan étaient-ils devenus les plus forts? Mais il restait sceptique. Trop d'intérêts en cause, des milliards de dollars circulant autour du globe... Vous voudriez interrompre ça?
Elle savait sûrement qu'il existait - peut-être même les avait-elle vus, puisqu'on affirmait qu'elle avait été l'invitée de Morandi, Villa Bardi, comme tout le monde, pas vrai? Et Joan avait confirmé d'un signe de tête au moment où ils entraient dans le restaurant, rue Saint-Simon -, qu'il existait, dans le lac de Côme, des poissons noirs qu'on ne pêchait pas et qui vivaient pourtant près des berges, noirs, énormes, voraces. Vous les avez aperçus? Éternels. Morandi est un de ces monstres-là.
Elle s'était assise en face de Grassi. Il la dévisageait en souriant. Il ne voulait pas, répéta-t-il, que Cocci et elle prissent des risques, mais peut-être était-il déjà trop tard?