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Elle n'avait pas répondu, mais s'était levée et, en traversant la salle du restaurant, elle avait pensé : « Cet homme-là me plaît. Pourquoi pas? »

31.

JOAN n'avait pas pu se résoudre à quitter Mario Grassi lorsqu'ils étaient sortis, tard, du restaurant.

Elle aurait dû lui tendre la main, promettre de lui téléphoner, puis lui tourner le dos et presser le pas vers le boulevard Saint-Germain. Mais elle était restée immobile, découvrant avec angoisse que le crépuscule tombait. Le boulevard était déjà envahi par la pénombre, tandis que la rue Saint-Simon demeurait claire, une façade blanche exposée à l'ouest réfléchissant encore une lumière cendrée. La rumeur et l'obscurité du boulevard gagnaient et Joan, à l'idée de se retrouver seule, avait éprouvé un sentiment de désespoir et de révolte. Elle ne pouvait pas. Elle ne voulait pas. Elle était inerte, ne regardant même pas Grassi, demeurant seulement plantée là en face de lui. Et, tout à coup, il avait recouvert ses épaules d'un pan de sa houppelande. « Che freddo! », avait-il dit, répétant : « Quel froid! » et l'entraînant vers la rue du Bac, dans la direction opposée au boulevard.

Elle avait marché, appuyée contre lui, se disant seulement qu'elle n'avait pas remarqué d'emblée à quel point il était grand, et comme elle se trouvait bien, appuyée contre lui; c'était cela qu'elle avait espéré, attendu : ne pas se séparer de lui, ne pas déchirer ce qu'au long du déjeuner ils avaient noué ensemble. A plusieurs reprises, quand il s'était interrompu - il fallait bien qu'il mange et qu'il boive -, elle s'était étonnée de la complicité qui les unissait. Elle avait eu la sensation que plus le repas avançait, plus ils étaient entourés de silence, comme s'ils avaient tissé autour d'eux un cocon protecteur.

Elle avait d'abord dû faire effort pour l'écouter. Elle avait été distraite par la salle, ces visages qu'elle reconnaissait, ces oeillades rapides qu'on lui lançait, cette connivence que soulignaient parfois un mouvement de tête, un petit geste de la main. Non loin de l'Assemblée nationale, de certaines ambassades, de quelques ministères, on était entre soi, dans l'un de ces lieux où l'on devait se montrer : s'asseoir à l'une de ces tables était un signe d'appartenance au petit groupe qui comptait à Paris, donc en France. Elle avait aperçu le ministre Torane qui déjeunait avec Arnaud et elle avait été déçue que Grassi eût choisi ce restaurant où Christophe Doumic et Jean-Luc Duguet l'avaient déjà invitée.

Arnaud s'était retourné, avait froncé les sourcils, regardé longuement Grassi, et, pour le provoquer, Joan s'était penchée au-dessus de la table comme si elle avait voulu inciter l'Italien à se rapprocher aussi d'elle, à parler plus bas, ce qu'il avait fait, sa bouche si proche de celle de Joan qu'elle en avait été troublée et s'était vivement reculée.

Donc, poursuivait Grassi, il s'inquiétait pour son ami Cocci, pour elle aussi. En Italie, on connaissait mieux qu'ailleurs le sort qu'à toutes les époques on réserve aux hérétiques, à ceux qui luttent contre la domination, quelle qu'elle soit. Fallait-il qu'il cite Savonarole, Giordano Bruno, etc.? On croyait les maîtres abattus, mais d'autres prenaient leur place. On savait cela depuis toujours en Italie. Bien sûr, la foule, composée de naïfs, pouvait croire changer les choses. L'Église, la sage, la grande, l'habile Église catholique avait renoncé depuis longtemps à la justice terrestre. Quant à l'autre... il fallait y croire! Le catholicisme avait choisi les hommes d'ordre, saint Paul, les règles du Concile de Trente, jamais ceux qui avaient imaginé que le Christ annonçait la fin de l'inégalité, jamais les disciples de Joachim de Flore.

Tout en parlant, Joan avait senti qu'il l'observait avec attention comme s'il jaugeait l'effet que chacune de ses paroles pouvait avoir sur elle.

« Je vous ennuie, n'est-ce pas? Je suis bavard, mais cela me déplairait que Cocci et vous soyez condamnés au bûcher pour si peu de chose. » Se souvenait-elle de ces vers de Léonard Cohen que Continental, son journal avait reproduits :

I've seen the future, brother

It is a murder?

Mais pourquoi ne pas avoir cité aussi les deux premiers, plus terribles encore? Il avait chantonné en rythmant les mots de petits coups de couteau sur le rebord de son assiette :

Give me back the Berlin Wall

Give me Stalin and saint Paul

I've seen the future, brother

It is a murder.

Pourquoi les avoir censureurs? Trop provocateurs, hérétiques ?

Joan avait haussé les épaules. Elle n'éprouvait pas le besoin de justifier les choix du journal. Elle n'était pas responsable des pages culturelles, avait-elle répondu laconiquement.

Savait-elle qui était Joachim de Flore? lui avait-il alors demandé sans prêter attention à ce qu'elle avait entrepris de lui expliquer. Elle n'avait aucune prétention à la sainteté, répliqua-t-elle, elle faisait son métier de journaliste d'investigation, elle était satisfaite de la chute du Mur de Berlin, de la disparition de l'URSS; pour saint Paul, elle croyait en Dieu, mais les Évangiles, les querelles théologiques ne la préoccupaient guère. Quant à Léonard Cohen, c'était désormais un vieux monsieur qui essayait de conquérir un nouveau public en parlant d'apocalypse, voilà ce qu'elle pensait.

Mais c'était là des mots qu'elle lançait sans y attacher d'importance. En fait, elle se sentait peu à peu enveloppée dans quelque chose de chaud, de doux, qui naissait du fait qu'elle le partageait avec Grassi, qu'elle était assise en face de lui, que parfois leurs mains et leurs genoux se frôlaient.

Joachim de Flore? Un nom, avait-elle commenté, simplement un nom. Mais si beau ! Il incitait à rêver. Elle imaginait des lauriers, le calme, la paix. Elle avait répété : Joachim de Flore, et ç'avait été comme si elle avait parlé de ce qu'elle ressentait. Joachim de Flore: voilà ce qu'elle éprouvait dans ce restaurant cependant que Grassi parlait.

Elle n'entendait plus les voix autour d'elle, les gens passaient tels des ombres lointaines, et quand Arnaud lui avait touché l'épaule, au moment où il partait, se penchant vers elle, disant : « Après, reviens au journal, il faut que tu voies Jean-Luc, il va mal », c'était comme si, en elle, on avait défoncé une porte : elle avait sursauté, l'avait dévisagé, paraissant ne pas le reconnaître. Elle n'avait pas répondu, se tournant à nouveau vers Grassi, répétant : « Joachim de Flore. »

Avec hésitation, il avait touché sa main du bout des doigts, n'osant pas la saisir, manifestant pourtant ainsi qu'il en avait le désir, et elle aurait voulu qu'il le fît, mais il avait baissé la tête, tout à coup timide, laissant ses mèches noires retomber. Il expliqua que Joachim de Flore avait annoncé l'ère du Saint-Esprit, de la pureté, de l'égalité, et que cette espérance-là, cette mystique resurgissait sans fin mais était toujours vaincue, toujours. Roberto Cocci et elle aussi, il l'avait tout de suite pensé en lisant son article, en la voyant si droite, si claire - oui, il y a des femmes qui sont claires, Joan était de celles-là -, appartenaient aux disciples de Joachim de Flore.

Elle avait ri et avait à son tour baissé la tête, comme s'il lui avait fait une déclaration d'amour.

Elle prétendait tout ignorer de Joachim de Flore, mais son nom la faisait rêver, n'est-ce pas? Un rêve suffisait. Des millions, des centaines de millions d'hommes étaient morts d'avoir rêvé, cru à des rêves. Cocci était un rêveur, comme elle.

Le père de Cocci... Mario Grassi avait ri. Il fallait imaginer dans la campagne, au milieu des champs de maïs, un homme corpulent, en combinaison de mécanicien, jouant au tennis, on l'appelait l'Inglese ou il Meccanico, Cocci était obligé de lui servir de partenaire. Un beau jour, il en avait eu assez et n'avait plus vu la balle, il avait refusé de voir son père, l'Italie telle qu'elle était.

Nous étions quatre amis : Fabrizio Valdi, peut-être le plus précoce, hâbleur, séducteur, jouisseur, gras à vingt ans, un peu chauve déjà mais vif; Giorgio Balasso, vous le connaissez, silencieux, grave, un mystique, imaginait-on, qui citait Joachim de Flore et Thomas Münzer, le Christ comme le premier des révoltés, celui qui avait ouvert l'ère de la libération des hommes en ce monde, bref, un jeune homme auquel on pouvait prédire une vie exemplaire et difficile; Roberto Cocci avec ses verres épais qui lui cachaient les yeux : on ne le prenait pas au sérieux, sa myopie en faisait un silencieux; de temps à autre, il parlait des principes pour lesquels il fallait mourir, etc.; ni un réaliste, ni un cynique, ni un mystique, mais un garçon que j'ai aimé tout de suite parce que je sentais qu'il était meilleur que moi. Et puis moi...