Grassi s'était interrompu, avait fait une moue. Il n'avait plus rien à dire, murmura-t-il. Joan souhaitait-elle qu'il lui raconte encore Joachim de Flore?
Vous, avait-elle demandé, et elle avait répété d'un ton buté cette syllabe qui les liait.
Son père à lui était avocat à Reggio nell'Emilia. Il possédait des terres du côté de Vignola; la route longeait les bâtiments des Cocci où l'on faisait réparer les machines. C'est comme ça que Grassi avait découvert ce court de tennis, ces parties entre père et fils, cette folie, ce rêve...
- Vous?
Il n'y avait plus rien autour d'eux : ni voix, ni ombres qui passaient, ni tables. Seuls.
Il avait été tenté par Joachim de Flore. Enfantillage, inconscience. Il avait refusé de suivre Valdi, puis Balasso quand ils étaient entrés dans le groupe Morandi qui s'apprêtait à lancer Il Futuro. Balasso l'avait prétendu et peut-être le croyait-il : ils allaient prendre le pouvoir dans le journal, le détourner, contraindre ainsi Morandi à payer ceux qui le combattaient. C'était un défi machiavélien, affirmait Balasso.
On connaissait la suite. Cocci était parti dans le sud, magistrat. On avait essayé de le tuer à deux reprises. On l'avait alors rapatrié vers le nord : Milan, puis Bologne, puis Parme.
- Vous! avait insisté Joan.
Il avait à nouveau ramené ses cheveux en arrière, pris un air boudeur, ennuyé.
Lui, il avait fui pour ne pas avoir à choisir entre ceux qui tuaient au nom de Joachim de Flore - les Italiens sont cruels, tendres et barbares, monstrueusement baroques - et ceux qui se vendaient. Cocci, lui, croyait aux principes, modestement.
- Je ne suis pas modeste, avait conclu Grassi. J'ai préféré partir : États-Unis, Argentine, URSS, maintenant Paris. Et de nouveau Joachim de Flore, avec Cocci, puis avec vous.
Ils étaient restés longuement silencieux, puis avaient découvert ensemble qu'ils étaient les derniers clients du restaurant.
Grassi s'était levé et Joan avait alors commencé à redouter de se retrouver seule. Elle l'avait attendu, cependant qu'il s'attardait à la caisse, puis, tout en l'aidant à mettre son manteau, il lui avait chuchoté qu'il avait retrouvé la phrase exacte de Stendhal : « Ce n'est que par accès que les Italiens ont de la vanité, alors elle devient passion et prend le nom de puntiglio. »
En lui ouvrant la porte, il avait ajouté qu'il ne savait pas pourquoi il lui avait dit cela et parlé de Joachim de Flore.
Joachim de Flore. C'était ce nom qu'elle avait encore en tête, appuyée contre Grassi, marchant rue du Bac vers la rue de Varenne.
32.
Dans le taxi qui la ramenait au journal, alors qu'on était déjà au milieu de la nuit - mais c'était soir du bouclage, Arnaud et peut-être Jean-Luc devaient encore se trouver avec les secrétaires de rédaction dans la salle de montage, regardant défiler les pages d'actualité afin d'y insérer les dernières nouvelles tombées —, Joan avait gardé les bras croisés, ses mains agrippées à ses épaules comme si elle avait serré quelqu'un contre elle, caché quelque chose, ou pour garder cette chaleur, cette douceur qu'elle avait éprouvées lorsque, avec Mario Grassi, ils s'étaient enlacés.
Elle n'y pouvait rien, mais ce souvenir si proche, si fort, était parfois recouvert par d'autres, certains très lointains, qu'elle avait crus perdus : un étudiant, à Harvard, brun, d'origine italienne, elle s'en souvenait maintenant, Peter Landini, qui l'embrassait, et c'était une émotion bouleversante dont elle ressentait encore la vibration, comme si l'amour avec Mario en avait fait revivre le souvenir. Depuis lors, ces autres moments avec Doumic, avec Jean-Luc après leur longue marche dans Paris lui apparaissaient plutôt comme des successions de gestes qui n'avaient laissé en elle qu'un sentiment de gêne ou d'ennui. Les seuls souvenirs qui la troublaient encore et venaient brouiller ce qu'elle gardait de l'instant où Mario Grassi, dans la cour de l'immeuble qu'il habitait, à quelques dizaines de mètres de l'Institut, rue de Varenne, l'avait enveloppée de sa houppelande et de ses bras - et elle avait posé sa bouche dans le cou de Grassi, elle avait senti le menton de Grassi contre son front, elle lui avait passé les bras autour de la taille, collant son ventre au sien, attendant qu'il la guide vers l'ascenseur, vers chez lui, puisqu'elle avait accepté quand elle était passée sans dire un mot devant la porte de l'Institut, et à cet instant il l'avait serrée plus fort contre lui - oui, cette émotion et son plaisir d'il y avait à peine quelques heures venaient seuls encore troubler les images de Carlo Morandi, la vision de son corps qui s'approchait du sien, ce malaise et cette attirance mêlés qu'elle éprouvait à chaque fois et qu'elle devinait encore en elle alors qu'elle pensait à Grassi, à la façon dont ils s'étaient aimés, calmement, amplement, leurs corps accordés, leurs souffles confondus, et à le revivre elle se sentait alanguie, moulue, affaiblie, dolente, prise d'une fièvre douce qui lui faisait serrer ses propres épaules, bras croisés.
Ils n'avaient parlé ni dans la cour, ni dans l'ascenseur, alors qu'ils se tenaient l'un contre l'autre dans la petite cabine vitrée qui montait lentement, illuminant la cage d'escalier restée plongée dans l'ombre. Grassi avait tâtonné pour ouvrir la porte de son appartement. Lorsqu'enfin il l'avait poussée, Joan avait eu le sentiment qu'elle entrait dans un lieu hospitalier dont l'obscurité ne l'inquiétait pas mais, au contraire, la rassurait, et quand elle avait compris à un mouvement de son bras que Grassi allait éclairer les pièces, elle l'en avait empêché.
Il l'avait soulevée et elle avait accepté d'être portée, accrochée à son cou, sentant tomber par terre sa houppelande. Il s'était arrêté après voir ouvert deux portes; la pénombre était toujours aussi dense, ne laissant deviner que des masses plus noires, des meubles bas sans doute. Joan s'était alors déshabillée ; au froissement d'étoffes qu'elle entendait, elle imagina qu'il en faisait autant, debout près d'elle. Elle fut surprise de la hâte joyeuse qu'elle mit à faire glisser sa jupe, à ôter son soutien-gorge, sans éprouver aucune gêne, aucune hésitation, comme si elle acceptait enfin le désir, trouvait les gestes naturels qu'il imposait, et quand Mario Grassi avait appuyé son corps nu contre le sien, elle avait respiré profondément. Sa course désordonnée s'achevait. Elle avait trouvé la cadence et pourrait ainsi courir longtemps, longtemps.
Ce n'est que plus tard - peut-être l'un et l'autre avaient-ils dormi? - que Mario Grassi avait allumé une petite lampe posée à même le parquet, à droite du lit où ils s'étaient aimés.
L'appartement qu'elle découvrit en traversant des chambres qui semblaient vides n'était éclairé que par de rares points lumineux. Placés dans les angles, tournés vers le sol, ils laissaient la plus grande partie des pièces dans la pénombre. Joan distingua cependant les meubles bas qu'elle avait devinés en entrant, des rayonnages, des tableaux engloutis par l'obscurité, peut-être des sculptures, hautes formes écartelées, crucifiées, qui se détachaient, grêles, devant les croisées plus claires. Lorsqu'elle s'assit en face de Grassi dans une boule de cuir souple qui avait épousé les formes de son dos, Joan ne vit de lui que ses mains et ses jambes : le reste de son corps, son visage restaient dissimulés par les jeux d'ombre. Il en était sans doute de même pour elle et il lui plut qu'il ne vît pas ses traits ni les sentiments qu'ils devaient exprimer.