Ces hommes qui la regardaient, qui l'abordaient - mais elle n'écoutait pas ce qu'ils disaient, elle ne voulait pas les entendre, tournant la tête, pressant le pas - lui donnaient la certitude qu'en effet, elle ne pouvait pas même parler à ses camarades de classe. Elle se débarrassait de ceux qui tentaient de l'accompagner par un mouvement de tête, un regard, un haussement d'épaules, et c'était comme si tout son corps les rejetait. Ils n'insistaient pas. Ils l'insultaient de loin. Mais leurs regards ne portaient rien, n'étaient pas chargés de cette agressivité qui l'angoissait et l'attirait tout à la fois, qu'elle décelait dans les yeux des vieux, ceux de ce bouquiniste qui répétait : « Vingt francs, c'est à prendre ou à laisser. Vous prenez? »
Elle avait jeté deux pièces sur la table et avait aussitôt enfoui le livre dans la poche droite de son blouson, mais, en voulant se hâter de quitter la boutique, elle s'était retournée si brutalement, comme pour se dégager d'une étreinte, qu'elle avait glissé, heurtant de l'épaule les livres, laissant tomber ses classeurs, se penchant pour les ramasser, et elle avait senti le bouquiniste s'avancer vers elle. Il avait frôlé ses jambes tout en disant : « Vous en faites un bordel ! Mais qu'est-ce que vous croyez, vous avez vu le bordel que vous avez fait? »
En se redressant, elle s'était retrouvée contre lui et avait reculé cependant qu'il restait les bras ballants, le visage empourpré, avançant la lèvre inférieure comme s'il allait cracher.
Rue Saint-Jacques, marchant vite, gardant la main dans sa poche, paume ouverte sur la couverture du livre, elle avait froissé du bout des ongles le papier cellophane et avait ressenti à ce petit geste une nouvelle bouffée d'anxiété, comme si les mots du titre étaient entrés en elle : Amour et passion, Joachim de Flore, espérance et mystique...
Il lui semblait qu'en achetant ce livre, en le voulant plus que tout - car elle savait, et cette certitude l'affolait, l'homme de la boutique aurait pu exiger bien plus que vingt francs, le double du prix affiché, et pourtant elle n'aurait pas refusé - elle s'était comportée comme une joueuse qui accepte sans fin d'augmenter la mise. Rien ne justifiait son attitude. Elle ignorait qui était Joachim de Flore, mais ce nom, les autres mots : amour et passion, mystique et espérance, l'avaient attirée, poussée à accomplir cet acte de liberté, bien petit en vérité mais qu'elle avait vécu comme un défi, presque le viol d'un interdit, un premier ébranlement dans sa vie, une décision qui allait en entraîner d'autres dont elle craignait déjà les conséquences sans même savoir quels choix elle ferait, mais sûre qu'elle attendait ces changements, les désirait.
Lorsqu'elle était entrée dans l'appartement de la rue de Sèvres, Ariane avait serré les doigts sur le livre. Comme à chaque fois qu'elle refermait derrière elle la porte palière, elle avait éprouvé un instant d'appréhension. L'appartement était le plus souvent vide, humide, envahi par cet éclat glauque des après-midi de grisaille.
Autrefois, Clémence, la mère d'Ariane, apprenait ses rôles dans l'appartement, allant et venant dans le couloir, traversant les pièces, ignorant sa fille, mais sa voix chaude, mélodieuse, enveloppait Ariane, prononçant des mots qui lui paraissaient immenses et qu'elle répétait à voix basse, recroquevillée dans son lit, la porte de sa chambre entrouverte pour que la voix parvînt jusqu'à elle : « Mon amour, ma passion, crois-tu que je puisse accepter cette déchirure entre nous... Mon amour, ma passion, j'ai besoin de toi, de ton corps, viens, viens! »
Puis, brusquement, le silence avait envahi toutes les pièces, Clémence avait quitté la rue de Sèvres, embrassant sa fille distraitement : « Tu es mignonne, passe me voir quand tu voudras, je t'adore, tu sais, je reste dans le même quartier, voici mon téléphone, tu m'appelles, mais pas avant quinze heures, jamais, tu entends, jamais! »
Ariane avait eu envie de dire en s'accrochant au cou de sa mère : « Mon amour, ma passion, crois-tu que je puisse accepter cette déchirure entre nous, mon amour, ma passion, j'ai besoin de toi, de ton corps, viens, viens... »
Elle avait murmuré des bribes de cette phrase mais sa mère répétait : « Jamais avant quinze heures, n'est-ce pas? Tu me comprends, j'en suis sûre. Ton père a de grandes qualités, tu dois l'aimer, mais tu as senti qu'entre lui et moi ça n'allait pas, il a l'esprit tout en angles, c'est la raison, les faits, la lucidité personnifiés, un journaliste, un réaliste, si tu veux. Moi je suis ronde, tout en méandres : une actrice, une rêveuse... Il fallait que cela se termine, mais toi, tu n'en souffriras pas... »
« Mon amour, ma passion ! »
Peut-être avait-elle acheté ce livre pour ces deux seuls mots : amour et passion, venus d'autrefois, et qui plus jamais n'avaient retenti dans l'appartement.
- Voici Joëlle, avait dit un jour le père d'Ariane.
- Douze ans, c'est cela? avait demandé Joëlle. Elle a douze ans, une grande fille.
C'était une voix cassante et Ariane avait désormais fermé la porte de sa chambre. Elle était d'ailleurs le plus souvent seule dans l'appartement et y rentrer l'accablait. En se dirigeant vers sa chambre, elle avait le sentiment d'être engloutie par le silence. Il n'y avait que la rumeur de la rue de Sèvres, comme un lointain bruit de vagues en surface qu'elle aurait entendu depuis le fond.
Alors elle s'enfermait dans sa chambre, ramenait la couette sur elle, et, pour refouler ce silence, elle faisait hurler les sons de son walkman et elle avait vraiment l'impression que la musique expulsait les idées, les souvenirs, les projets, les inquiétudes de sa tête qui n'était plus qu'une caisse de résonance. Peu à peu elle s'engourdissait, la nuque raide, une douleur lui coupant le front.
Son père la surprenait ainsi, s'indignait puis la cajolait. Elle devait lire, travailler. Il la serrait contre lui : « Ariane, Ariane, qu'est-ce que tu veux? Qu'est-ce que je peux faire? »
Il était retenu au journal, expliquait-il. Il devait dîner avec les uns ou les autres, cela faisait partie de ses obligations professionnelles, comprenait-elle ça? Il l'avait inscrite au Cours Élisabeth, puisque le lycée Victor-Duruy refusait son entrée en seconde. Et Joëlle ajoutait que c'était une scolarité hors de prix : « C'est fou ce que ça coûte ! Est-ce que tu te rends compte, Ariane? Tu es une privilégiée, tant mieux, tant mieux, mais il faut en avoir conscience... »
Ariane ne répondait rien. Elle avait parfois la sensation d'être enfermée dans un sarcophage qui était sa propre apparence, son corps. Elle se trouvait à l'intérieur, petit être ratatiné qu'on ne voyait pas, qui n'occupait qu'une minuscule partie d'elle-même. Et elle pensait parfois que c'était injuste, anormal, qu'il devait y avoir une manière de vivre qui permettait de s'épanouir, d'envahir tout le sarcophage, d'être présent jusqu'au bout de ses doigts et jusqu'à l'extrémité de ses cheveux, de ressentir l'unité de son corps et de soi-même. Ce n'avait d'abord été qu'un espoir, comme un refus du froid, de l'engourdissement, les mots glissant sur elle sans qu'elle éprouvât rien d'autre qu'une tristesse qui la laissait transie. Il ne lui restait plus que la musique dans la tête, sans rien entre les sons et son corps, les écouteurs sur les oreilles : violence et cruauté du bruit qui arrachait toutes les questions; douleur, mais apaisement.