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En cette fin d'après-midi, Joëlle l'avait empêché de penser à Ariane, l'entraînant dans leur chambre, le poussant sur le lit, murmurant : « Pour une fois que nous sommes seuls ici... On n'est jamais vraiment libres, on ne peut pas être fous quand on sait qu'il y a quelqu'un qui vous épie... On ne peut pas... »

Elle voulait être folle, avait-elle dit.

Il ne l'avait jamais connue ainsi, l'obligeant à demeurer passif, à se laisser aimer, et il avait peu à peu perdu tous ses repères. Il ne savait plus où il était, avec qui il était; si ce plaisir, il le vivait ou le rêvait. Il retrouvait une juvénilité enfouie, qu'il croyait morte, et, tandis qu'il redécouvrait en lui cette énergie qu'il avait imaginée perdue, il aima Joëlle avec violence, presque de la sauvagerie, comme pour se venger d'avoir pendant des années - celles qu'il avait partagées avec Clémence, puis tout le temps qu'il avait déjà vécu entre Ariane et Joëlle - oublié combien le plaisir du corps est nécessaire à la vie.

Il avait sombré dans le sommeil et, quand la lumière du jour l'avait réveillé, qu'il avait vu Joëlle près de lui, dormant nue, couchée sur le ventre, il avait dû faire effort pour reconstituer les heures de la veille, ne retrouvant qu'au bout de plusieurs secondes le souvenir de la scène qui l'avait opposé à Ariane, puis le départ de sa fille avec le jeune Africain ; et, tout à coup, il avait eu le sentiment du malheur et de la faute, s'habillant rapidement, courant jusqu'à la chambre d'Ariane, ayant un moment de doute et d'espoir quand il vit la couette couvrant le lit, imaginant qu'Ariane, comme elle faisait souvent quand elle était petite fille, s'y était blottie, cachant son visage, mais il savait bien qu'il s'illusionnait.

Ariane n'était pas rentrée et il avait entrepris de fouiller sa chambre.

Il n'avait même pas remarqué le foyer de la cheminée. Se fût-il penché, eût-il aperçu la couverture du livre, eût-il ôté les briques et saisi le livre avec anxiété, peut-être avec effroi, qu'il eût été stupéfait de lire ce titre : Joachim de Flore, amour et passion, mystique et espérance, désemparé, éprouvant le sentiment d'avoir tout ignoré de sa fille, se souvenant avec angoisse de leurs rencontres si fugaces dans la cuisine, le matin, quand il essayait de lui parler et qu'elle se dérobait - « Mais je te parle, on se parle, papa, c'est ce que nous faisons », lançait-elle.

Feuilletant le livre, il eût découvert ces lignes soulignées, ces paragraphes encadrés qui témoignaient d'une lecture méthodique, et peut-être eût-il ressenti une angoisse et une impuissance encore plus grandes qu'au moment où la concierge leur avait annoncé que, durant leur absence, Ariane avait reçu deux garçons et que l'un, un Africain, était encore dans l'appartement : elle avait préféré les prévenir, ils pouvaient ainsi se préparer, car ça faisait un choc, quand on se souvenait de la petite fille si douce, si polie qu'avait été autrefois Ariane - « Même vous, madame, avait ajouté la concierge, tournée vers Joëlle, vous l'avez connue comme ça, mais je parle surtout du temps de sa mère, Clémence Rigal... » Et voir maintenant ce qu'elle était devenue, cette jeune femme - il n'y avait pas d'autres mots - qui recevait des hommes chez elle, « car ce Noir, c'est un homme, vous le verrez vous-mêmes... »

Il se serait assis sur le bord du lit et aurait commencé à lire ces passages qu'Ariane avait voulu retenir. Ils racontaient comment Joachim de Flore avait annoncé la venue de l'Âge de l'esprit et de la perfection, comment il avait prêché le règne de l'amour, et que seule cette passion mystique, ce refus d'un monde corrompu permettaient d'accéder à l'espérance. Ce temps nouveau allait régner sur terre et il exigeait de chacun don de soi, dépouillement, générosité et partage.

Jean-Luc n'avait pas déplacé les briques, ni découvert le livre ni lu ces phrases, mais il y avait un tel écart entre la violence des propos qu'il avait tenus - « Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite! », ceux que Joëlle, dans l'ascenseur, lui avait murmurés - viol, vol, sida, drogue — et qu'ils avaient répétés dans le couloir tout en se dirigeant vers la chambre d'Ariane d'où provenait cette musique rythmée aux sons graves, et l'innocence, la naïveté, la pureté qui émanaient de cette chambre, une chambre d'enfant encore, qu'il avait eu honte, qu'il avait été accablé par ces mots prononcés, par la violence de son comportement, l'implacable dureté dont il avait fait preuve en chassant ce garçon et sa propre fille, et il avait eu le sentiment d'une indignité coupable dont il lui faudrait payer le prix.

Il n'avait pas reproché à Joëlle de l'avoir influencé. Elle avait dit ce qu'elle pensait et obtenu ce qu'elle souhaitait, le départ d'Ariane, mais lui seul était responsable.

Cependant, quand Joëlle s'était approchée, le visage encore fripé par le sommeil, qu'elle avait dit en bâillant : « Ariane n'est pas rentrée? Ne t'inquiète pas. Cela devait arriver, il faut bien que tout le monde découche une première fois », Jean-Luc avait crié en gesticulant : « Mais c'est ma fille, ma fille! » Joëlle avait serré ses lèvres, le menton en avant, exprimant avec ses yeux plissés un mépris si violent qu'il avait su dès cet instant qu'elle romprait un jour avec lui, qu'il demeurerait seul, que tel serait son châtiment.

Il était retourné dans la chambre d'Ariane, s'était allongé sur le lit, la tête enfouie dans la couette, et il avait sangloté, le corps secoué tout entier, des mots venant dans sa bouche, qu'il entendait comme si quelqu'un avait crié tout près de lui.

Il était cet enfant qui appelait son père, cet enfant que le père avait quitté; cette trahison qu'il avait subie, il l'avait perpétrée à son tour en chassant Ariane.

Il était à la fois le père défaillant et l'enfant abandonné.

35.

Un matin, Ariane avait refait irruption dans la cuisine comme si elle n'avait jamais quitté l'appartement.

Elle n'avait pas baissé les yeux. Jean-Luc avait bredouillé, les mains si tremblantes que le café avait débordé de sa tasse et rempli la soucoupe. Il s'était détourné pour poser la tasse dans l'évier et était resté ainsi, n'osant pas regarder Ariane. Lorsqu'il lui avait à nouveau fait face, elle n'avait pas bougé. Elle tenait à bout de bras un sac de toile qu'il ne lui avait jamais vu. Elle lui semblait d'ailleurs si différente, les cheveux noués en chignon, amaigrie, mais était-il possible, en quatre jours et quatre nuits, de changer à ce point? Il ne lui connaissait pas ce blouson de cuir ni ce pantalon noir. Était-elle déjà si grande, si femme?

Il s'était à nouveau tourné, reversant du café dans une tasse. Elle était devenue une femme, sûrement. Évitant toujours de la regarder, ouvrant un placard, cherchant un plateau, le sucrier, il n'avait pas pu s'empêcher d'imaginer ces quatre nuits, ce qu'elle avait fait peut-être avec cet Africain, peut-être avec d'autres.

Il s'était senti honteux d'y penser.

Il avait murmuré : « Tu as besoin de quelque chose? », puis, pour reprendre le cours de leurs habitudes, il avait ajouté qu'il allait lui préparer une orange pressée, mais, lorsqu'il avait voulu la regarder, Ariane avait quitté la cuisine et Joëlle y pénétrait, narquoise.

- Tu vois, tout rentre dans l'ordre, dit-elle. Tout le monde aime l'eau chaude, même ta fille. Ce n'était pas la peine d'en faire un drame.

Joëlle allait et venait d'un placard à l'autre; à gestes précis, elle disposait la théière, le grille-pain, le pot de confiture, le beurre sur la table. L'ordre régnait aussi autour de sa tasse.

Elle buvait à petites gorgées, grignotait le pain grillé, lâchant d'une voix indifférente : « Tu ne t'assois pas? Tu ne restes pas, Jean-Luc ? », puis plus bas, le visage changé, comme si la curiosité le modelait, le rendant plus pointu, le menton, les lèvres et le nez paraissant s'avancer comme un museau de rongeur, elle demandait si « on » avait raconté quelque chose. Jean-Luc lui avait-il demandé de se laver, de jeter ses vêtements? D'abord, d'où sortait-il, ce blouson? Le sien était en toile. Celui-là, Joëlle ne l'avait jamais vu. Il ne faudrait pas qu'elle nous ramène...