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- J'espère qu'elle a pris ses précautions! J'espère...

En tout cas, plus que jamais Joëlle voulait garder sa salle de bains pour elle toute seule. Ariane pourrait se contenter de la petite douche, au fond du couloir.

Ariane était à nouveau là.

Avait-elle entendu? Elle était plus pâle encore que d'habitude, les yeux cernés; ses lèvres semblaient plus gonflées, ses joues s'étaient creusées.

- J'ai cours, avait-elle dit simplement.

Jean-Luc s'était précipité derrière elle. Il aurait voulu l'accompagner rue Pierre-Nicole, lui parler dans la voiture, s'excuser peut-être, lui dire qu'il ne lui reprochait rien, qu'il fallait comprendre Joëlle. Mais il avait vu l'ascenseur disparaître et il n'avait osé l'appeler, rentrant lentement dans l'appartement, croisant Joëlle qui murmurait : « Encore plus insolente! Elle attend des excuses... C'est extraordinaire, tu ne trouves pas? Est-ce qu'elle t'a raconté? Qu'est devenu ce Noir? Elle va le revoir? Il ne faut pas l'accepter ici, n'est-ce pas, Jean-Luc? »

Il n'avait pas répondu, s'élançant le long du couloir jusqu'à la fenêtre donnant sur la rue de Sèvres.

Comme autrefois, il l'avait vue marcher, déjà si grande, si grande, mais il lui avait semblé qu'elle avançait plus lentement, avec une sorte d'indifférence, de tristesse dans tout le corps, et il avait eu la certitude qu'elle avait été blessée durant ces quatre jours et ces quatre nuits, il avait pressenti que ce qui s'était passé allait influencer toute la vie d'Ariane et donc aussi la sienne.

Tout à coup, alors qu'elle ne l'avait plus fait depuis des années, Ariane s'était retournée, avait cherché Jean-Luc des yeux. Elle avait eu un instant d'hésitation, comme si elle allait lever le bras, et il avait cru que, d'un geste, elle lui faisait comprendre qu'elle l'attendait afin qu'il la rejoignît. Mais elle avait baissé la tête et s'était remise à marcher du même pas lent.

Jean-Luc était resté sur le petit balcon, penché en avant, cherchant à l'apercevoir encore au-delà de la rue du Bac. Mais il savait que c'était impossible, qu'il l'avait perdue.

C'était dans cette portion de la rue de Sèvres comprise entre la rue du Bac et le boulevard Raspail qu'Ariane avait rencontré pour la première fois Makoub, ce jeune Africain dont la présence dans l'appartement de la rue de Sèvres avait scandalisé tour à tour la concierge de l'immeuble, Joëlle et Jean-Luc.

Quand elle avait répondu par quelques mots à ce jeune homme qui s'était mis à marcher à ses côtés en se dandinant, exagérant le balancement de son corps, comme s'il tenait vraiment à ressembler à ces silhouettes de jeunes Noirs dégingandés qui apparaissent dans les feuilletons de télévision américains, Ariane avait-elle imaginé la violence de la scène qui allait éclater dans sa chambre? En invitant Makoub et Sami - mais ce dernier était bientôt reparti — à pénétrer dans l'appartement, à ne point se soucier du retour de son père et de Joëlle, peut-être avait-elle voulu mettre à l'épreuve ces deux adultes avec qui elle vivait. Auraient-ils pu suivre la prédication de Joachim de Flore, étaient-ils de ceux qui partagent, qui veulent le règne de l'esprit et de l'amour, ou bien (mais ne connaissait-elle pas déjà la réponse?) étaient-ils accrochés à leurs possessions, si effrayés à l'idée que quelqu'un ou quelque chose vînt déranger l'ordre de leur vie, qu'ils en perdaient la raison? Et leurs masques tombaient...

Quand son père avait crié : « Je m'en fous, je m'en fous ! Dehors, tout de suite », quand il l'avait empêchée de s'expliquer en hurlant : « Tais-toi. Je vois ! Crois-tu qu'il y ait quelque chose à dire! Il est là, celui-là? Non ? », qu'elle s'était levée en même temps que Makoub et que Jean-Luc n'avait pas eu un geste pour la retenir, elle avait eu la révélation de sa face hargneuse, hideuse, sordide, celle d'un homme que la panique transforme en loup et dont les pensées mesquines salissent ceux qui l'écoutent, le monde qui l'entoure.

C'était son père et elle avait éprouvé du dégoût. Elle avait fui. Il lui avait semblé qu'en sortant de l'appartement de la rue de Sèvres, elle quittait un univers impur pour se diriger vers cette perfection - amour et passion, mystique et espérance - dont Joachim de Flore annonçait la venue.

Ç'avait été comme si tout ce qu'elle s'était refusé à penser de son père depuis des années, le mépris qu'elle avait accumulé contre lui pour la façon dont il regardait Joëlle, lui prenait la taille, l'écoutait, tout ce qu'elle avait gardé au fond de sa tête sans jamais vouloir le préciser, devenait soudain comme une masse hérissée d'aspérités à laquelle elle se déchirait.

Il ne l'avait donc pas laissée raconter cette première rencontre avec Makoub, Makoub qui lui avait dit l'avoir souvent vue traverser le square, au bout de la rue de Sèvres, après le Bon Marché, parce qu'il dormait souvent là, caché dans les fourrés ou sous un banc. On avait chassé sa famille de la chambre qu'elle occupait dans un hôtel meublé du XXe arrondissement. Savait-elle où il se trouvait? Impasse de la Confiance! Est-ce qu'un nom pareil, ça s'inventait? Elle avait souri malgré elle. Il avait répété d'une voix plus forte : « Impasse de la Confiance ! » Lui, il ne faisait confiance à personne et avait décidé de s'en sortir seul, laissant sa famille s'installer dans une cité de banlieue.

Quand elle passait le matin dans le square, Ariane ressemblait, disait-il, à une fille de roi. Il avait dessiné des arabesques avec ses mains tout en abaissant sa casquette de toile sur son front, si bien qu'elle n'avait plus vu ses yeux. Elle lui avait répondu quelques mots alors que des phrases entières se bousculaient en elle, l'assourdissaient, celles qu'avait prononcées Joachim de Flore : partage, amour, égalité, esprit, espérance, passion...

Prudente, elle avait réussi à ne poser que quelques questions. Il vivait donc là? Il lui avait présenté un autre adolescent qui s'avançait, Sami. Ils étaient les oiseaux du square, des sortes de corbeaux qui picoraient ce qu'ils pouvaient et qu'on aurait aimé abattre, mais qui avaient tôt fait de s'envoler.

Sami avait interrompu Makoub. « Est-ce qu'il vous a dit qu'il pense que vous allez l'aider, parce qu'il voit quelque chose au-dessus de vous? Il dit que vous êtes marquée, que vous n'êtes pas comme le autres, que vous avez un signe. C'est un sorcier, Makoub : il voit, il sait. »

Sami était petit, souriant, avec un visage mobile. Il avait répété : « Marquée, il dit. Qu'est-ce que vous pouvez nous donner? Vous fumez même pas!»

Elle avait tendu sa paume pleine de pièces et, ce matin-là, Makoub ne l'avait pas suivie.

36.

Ariane avait le corps d'une femme et avait peur des désirs qu'il faisait naître en elle ou chez ces hommes qu'elle croisait et qui ralentissaient le pas en la voyant avancer.

Parfois, elle ne détournait pas les yeux; elle les dévisageait avec mépris. Ils étaient vieux, estimait-elle. Elle voyait leur bouche; elle imaginait. Elle regardait leurs mains; elle se sentait honteuse.

Elle récitait des passages de Joachim de Flore : il faut aimer en l'homme l'image de Dieu; la chair du démon enveloppe l'esprit; que l'esprit soit; que vienne le temps de la passion mystique; l'espérance et l'amour régneront alors sur le monde... Elle oubliait la rue. Elle voyait loin devant elle, exaltée par les jeux de lumière dans les vitres d'un immeuble encore plongé dans la pénombre matinale. Elle tremblait d'émotion.

Mais, tout à coup, elle entendait un mot, une phrase murmurés. Certains hommes, ceux qu'elle appelait des vieux, passant près d'elle, lui lançaient un compliment. Elle devinait plus qu'elle ne comprenait. Ils avaient tout vu d'elle : ses cheveux, ses yeux, ses seins, sa démarche, ses jambes. Ils n'oublieraient plus, disaient-ils. Parfois, elle était brûlée par un mot ordurier, une proposition qui l'affolait. Elle avait envie de se mettre à courir. Elle fut d'autant plus heureuse quand, plusieurs jours d'affilée, Makoub l'accompagna - parfois Sami leur emboîtait le pas jusqu'à l'entrée du jardin du Luxembourg, puis les laissait.