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Elle avait ainsi traversé plusieurs fois le jardin, de la rue de Vaugirard à l'avenue de l'Observatoire, Makoub sautillant près d'elle, la protégeant de ces hommes qui les observaient et dont elle sentait le dédain, la jalousie, la colère. Un jour, Makoub confia qu'il avait froid, qu'il pleuvait, que des rondes, la nuit, les forçaient à fuir le square et qu'ils allaient alors de porte en porte, mais il y avait maintenant des codes qui transformaient chaque immeuble en bunker. Il avait dit bunker; qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle. C'était le truc de Hitler, là où il se planquait, où il s'enfermait pour donner l'ordre de tuer les Juifs, les Noirs, les autres. Elle aussi, avait-il ajouté, avait son bunker. Il avait déclaré cela sans hargne, avec une lassitude attristée, comme une fatalité qui tout à coup l'accablait. Il ne sautillait plus. Il ne cachait plus ses yeux derrière la visière de sa casquette. Il avançait, traînant les pieds, les mains dans les poches, voûté, si différent de ce qu'il avait été jusque-là que, pour la première fois, Ariane lui avait pris le bras comme pour le soutenir, l'aider à avancer. Elle devait partager, elle devait aller vers les plus humbles, ceux qui ont besoin d'amour et de compassion.

Makoub s'était redressé. Il grimaçait, peut-être pour cacher son trouble. Il ajouta, cette fois en riant, en recommençant à gesticuler, désignant les immeubles de la rue Guynemer : « Des bunkers, partout des bunkers, et, dedans, des petits Hitler... et nous dehors!»

Elle n'avait pas réfléchi avant de répondre qu'il pouvait venir chez elle pour le week-end, qu'elle était seule, qu'il pourrait prendre un bain s'il le voulait, se réchauffer, se protéger de la pluie.

A présent, ces mots étaient prononcés. Elle les avait entendus comme si une autre voix que la sienne les avait émis, et elle les répétait pour bien s'assurer qu'ils étaient à elle, qu'elle avait eu le courage de dire : « Oui, chez moi, si tu veux. Mon père est absent. »

Lui aussi aurait pour quelques heures son bunker, non?

Il avait secoué la tête, joué avec sa casquette, soufflé sur ses doigts glacés. Il s'était dandiné.

Pourquoi tu fais ça? avait-il murmuré.

Il l'avait avertie : peut-être que chez elle, quand on saurait, sûrement même, ça péterait fort; les parents, ils n'aiment pas qu'on entre chez eux comme ça, avec un type comme lui, il le savait. Qu'est-ce qu'il était? Il avait brusquement cessé de sautiller, avait plissé les lèvres, fait la moue, l'amertume crispant son visage. Qu'est-ce qu'il était, hein? Une merde, seulement une merde, et pis encore : une merde d'ailleurs, toute noire.

Ariane lui avait posé la main sur la bouche. Elle voulait lui faire comprendre qu'il appartenait lui aussi au monde de l'esprit et que, lorsque le moment viendrait, il serait appelé avant les autres, parce qu'il avait été humble; c'est pour cela qu'elle devait l'aider.

Elle avait senti sur sa paume les lèvres chaudes et quand il l'avait enlacée dans cette allée toute droite où, malgré le vent, des vieux, épaule contre épaule, assis en cercle sous un auvent, paraissaient comploter, hochant ensemble la tête, penchés vers le centre du cercle qu'ils formaient, Ariane s'était laissée aller contre lui, et c'était la première fois de sa vie qu'elle sentait ainsi un corps d'homme qui, collé au sien, en épousait les formes, cuisse contre cuisse, lèvres contre lèvres - son double et son contraire.

Mais elle s'était reprise, s'était écartée, appuyant ses deux mains à ses épaules, disant d'une voix altérée mais résolue qu'il pouvait, comme elle l'avait dit, venir chez elle, mais qu'elle souhaitait seulement l'aider, partager avec lui ce qu'elle avait, qu'elle ne possédait même pas.

Elle avait commencé à se confier comme elle ne l'avait jamais fait et, tandis qu'elle parlait, il l'avait entraînée - il pleuvait maintenant - sous l'auvent où se tenaient les vieux.

Ils s'étaient assis non loin d'eux qui, parfois, lançaient en choeur une exclamation comme dans un rituel primitif.

Elle lui avait dit : « Ma mère m'a laissée. Mon père vit avec une autre femme. On ne se parle pas, chez moi. C'est à peine si l'on se voit. On s'évite. Tu comprends? »

Il lui avait caressé la joue. Il distinguait un signe au-dessus d'elle..., avait-il murmuré. Il l'avait remarqué dès qu'il avait vu Ariane s'avancer rue de Sèvres, puis traverser le parc comme une fille de roi.

Il avait pris la main d'Ariane, effleurait du bout des ongles sa paume qu'il avait ouverte.

Il ne savait pas si ce signe était maléfique ou bénéfique. Il brillait comme une comète ou comme la foudre, qui pouvait dire?

37.

Oui, il se souvenait d'elle...

Tout en parlant, Makoub avançait la tête et le menton dans un mouvement d'oscillation qui laissait ses épaules et sa poitrine immobiles. Il ressemblait à ces oiseaux au long cou décharné qui régurgitent par courtes saccades. Il avait du mal à arracher les mots de sa gorge et paraissait vouloir les pousser hors de lui, vers ses lèvres, en se secouant ainsi dans un geste instinctif qui, chaque fois, surprenait Joan Finchett.

Elle était assise en face de lui dans ce café de la rue de Sèvres proche du commissariat de police, peu après la rue Vaneau, à quelques centaines de mètres de l'immeuble où habitait Jean-Luc Duguet. On avait interpellé Makoub à la demande de la concierge de l'immeuble alors qu'il gesticulait, demandant à voir son amie Ariane Duguet, celle qui habitait là-haut, qui l'avait accueilli, quelques années auparavant, dont il se souvenait comme d'une fille de roi, marquée par un signe que lui-même avait discerné dès qu'il l'avait croisée, et qui lui avait lu un livre comme on le fait à l'église. Et il avait pris un bain, il avait couché dans un lit; au matin, elle lui avait préparé du lait chaud et un jus d'orange. Puis le père était venu et les avait chassés, elle et lui; les pères peuvent ainsi être pris de folie. Ils avaient dormi sous un banc et il lui avait donné son blouson de cuir; elle ne portait alors qu'un blouson de toile et lui, Makoub, protégeait ceux qui se montraient généreux avec lui. Ce blouson de cuir, un blouson Air Force, il l'aimait bien, pourtant. Peut-être l'avait-elle encore? Un blouson de cuir, ça dure toute une vie.

Joan l'écoutait et essayait de se le représenter, à l'époque, quand Ariane s'était effacée pour le laisser pénétrer dans l'appartement avec Sami, puis, après le départ de ce dernier, quand il avait voulu l'enlacer et qu'elle l'avait repoussé, les mains plaquées sur sa poitrine, secouant la tête, disant qu'il n'était pas là pour ça, mais parce qu'elle voulait l'aider, partager avec lui ce qu'elle avait. Il était son ami dans la mesure où il ne possédait rien. Il avait ri et avait dû répondre, comme il venait de se le remémorer devant Joan : « Impasse de la Confiance... J'habitais impasse de la Confiance... J'habitais impasse de la Confiance, dans le XXe! Mais la confiance, c'est rue de Sèvres, ici, chez toi ! »

Oui. Il se souvenait d'elle.

S'il avait voulu la revoir, au bout de tant d'années, c'est parce qu'il n'avait plus rien, pas même le blouson de toile qu'elle lui avait remis en échange du sien, ce blouson de cuir fauve mais sans col de fourrure, un vrai blouson Air Force. Et il était sûr que si elle s'était trouvée aujourd'hui dans l'appartement, si cette concierge n'avait pas aboyé comme la chienne qu'elle était, elle lui aurait ouvert. Il avait même pensé un moment que le père était peut-être mort ou parti, qu'elle habitait seule : il aurait pu alors s'installer là pour quelque temps.