Quand Ariane l'avait accueilli, il ne devait pas encore avoir ces yeux striés de fines lignes rouges qui, par moments, quand il regardait Joan, incitaient celle-ci à baisser la tête pour ne pas affronter les pupilles injectées de sang. Peut-être aussi était-il alors moins maigre, ses joues pleines, ou moins creusées, faisant ressortir les pommettes sous la peau tendue. Il toussait; à chaque quinte, il rentrait la poitrine, enfonçant son cou, rapprochant ses épaules comme pour contenir une douleur ou rassembler son souffle.
- Pourquoi êtes-vous venue? avait-il tout à coup demandé. Qui vous êtes pour me sortir comme ça des pattes des flics?
Elle avait murmuré : « Une amie d'Ariane. »
C'était Arnaud qui l'avait appelée. Elle était la seule à pouvoir s'occuper de ça. Qu'elle n'en dise rien à Jean-Luc, il ne supporterait pas. Pas en ce moment. Au journal, ils avaient reçu une demande de renseignements du commissariat de la rue de Sèvres. Un Africain prétendait connaître Ariane Duguet, il avait fait du scandale dans l'immeuble. La concierge les avait prévenus, l'appartement de M. Duguet figurait sur la liste des lieux du quartier à surveiller. Qu'est-ce qu'ils faisaient de l'Africain? Il était en règle. M. Duguet voulait-il le voir? Il fallait que Joan se rendît sur place, avait dit Arnaud.
Joan avait eu l'impression de se remémorer une scène à laquelle elle aurait assisté : Jean-Luc faisant irruption dans la chambre d'Ariane en hurlant « Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite! » Il l'avait tant de fois racontée pour se reprocher sa propre violence... Et maintenant, le Noir était là devant elle.
- Une amie d'Ariane, avait-elle répété. Journaliste, aussi.
Il avait aussitôt levé la main comme pour prêter serment. Bien qu'il eût appuyé le coude sur la table, tout son avant-bras tremblait.
Oui, il se souvenait d'Ariane, oui.
Mais il ne savait rien, il n'avait rien fait avec elle : seulement dormi l'un contre l'autre, sur la terre, dans ce square au bout de la rue de Sèvres. C'est quand il s'était retrouvé là, ce matin même, sans savoir ce qu'il allait manger, qu'il s'était souvenu d'elle comme d'une lumière, car, dès qu'il l'avait aperçue, la toute première fois, il y avait une lumière au-dessus de sa tête, un signe comme en sont marqués les enfants de rois.
Mais il ne savait rien de plus.
Il s'était tu. Joan s'était demandé comment elle allait le questionner pour apprendre ce qui s'était passé au cours des trois autres nuits et des trois autres jours durant lesquels Ariane avait disparu.
Jamais, après, elle ne devait en dire quoi que ce soit à Jean-Luc, jamais celui-ci n'oserait l'interroger, se bornant à répéter à Joan qu'Ariane était revenue comme morte, plus belle peut-être, plus calme, mais pareille à l'eau d'un lac quand on la compare à la mer.
Tout à coup, Makoub avait levé les deux mains devant son visage, paumes ouvertes, doigts légèrement écartés. Il paraissait ainsi se cacher derrière des barreaux entre lesquels Joan apercevait ses yeux rouges.
Il s'était mis à se secouer la tête de bas en haut, déclarant qu'il avait besoin d'argent, là, tout de suite. Joan plongea la main dans son sac, prit quelques billets qu'elle froissa sans même vérifier la somme qu'ils représentaient, les enfermant dans son poing.
Il savait, elle en était sûre, avait-elle dit en frappant du poing sur la table.
- Est-ce qu'elle est morte? avait demandé Makoub.
Je dois le lui dire, avait pensé Joan. Il ne suffisait pas de répondre d'un hochement de tête. Il fallait des mots pour que la mort prît toute sa place entre eux deux.
- Elle est morte, avait-elle enfin répliqué, mais si bas, la première fois, qu'il parut ne pas avoir entendu.
Elle est morte, répéta-t-elle en détachant chaque syllabe.
Il tremblait si fort qu'il avait été contraint d'appuyer ses doigts sur son front, les pouces enfoncés dans les joues, les mains formant une sorte de heaume.
Longtemps, ainsi caché, il était demeuré silencieux, puis, en se remettant à bouger le cou d'arrière en avant - et, tout à coup, cela avait paru à Joan si obscène qu'elle s'était écartée, les paumes calées contre le rebord de la table -, il avait murmuré qu'au moment où il avait quitté Ariane, au début de la deuxième nuit, il s'en souvenait à présent, il avait remarqué que le signe au-dessus de sa tête était un masque de mort. Il les connaissait, ces masques-là, tout entourés de bandelettes; il savait qu'il ne fallait pas les regarder, mais s'éloigner aussi vite qu'on pouvait, mais il était resté trop longtemps, puis, à la fin, comme il ne pouvait rien, qu'il sentait bien que le masque le fixait, il avait décidé de partir et avait couru jusqu'à la porte d'Orléans. Un camion s'était alors arrêté : ça, c'était la preuve qu'il était encore protégé, lui. Ils avaient roulé jusqu'à la frontière espagnole, qu'il avait franchie, et il avait passé l'été sur la côte, à Castellon della Plana, après quoi, il s'en souvenait, il avait traversé le détroit, et, de camion en camion, était rentré chez lui, à Dakar. Parce qu'il voulait s'en aller loin de cette fille marquée, arborant ce masque, ce signe de mort, ces bandelettes maléfiques qui lui entouraient le visage. Du moins est-ce comme ça qu'il l'avait vue.
Puis il était revenu. Il n'avait plus songé à elle. Son souvenir était comme un scorpion sous une pierre, engourdi. Mais, ce matin, dans le square, parce qu'il n'avait plus rien, il avait soulevé la pierre, il avait cru que le scorpion s'était transformé en petit lézard, il ne s'était souvenu que de la nuit qu'il avait passée chez elle, du livre qu'elle lui avait lu - partage, amour, voilà les mots qu'elle disait.
Mais le scorpion l'avait mordu. La police était venue. Est-ce qu'elle avait de l'argent, maintenant qu'il lui avait dit tout ce qu'il savait?
Il n'avait encore rien raconté, avait répondu Joan.
Il secouait la tête, grimaçait. C'était comme s'il avait sangloté sans qu'aucune larme ne coule.
Il avait besoin d'argent, répétait-il en tendant la main. Elle avait retiré son poing, le posant sur ses genoux.
Qu'il explique pourquoi il l'avait quittée, la deuxième nuit.
Il avait noué ses doigts, laissé son visage à découvert, sans masque. Ses lèvres tremblaient. Il reniflait, une narine après l'autre.
— Elle est morte quand? demanda-t-il.
Il y avait peu de temps, avait-elle répondu. Des années après qu'elle eut accueilli Makoub chez elle.
Il n'avait pas paru rassuré.
- Elle est morte, cette nuit-là, répondit-il, même si elle a continué de vivre. Cette nuit-là, j'ai vu son signe et c'est pourquoi je suis parti, j'ai creusé un grand trou entre elle et moi. Parce que j'avais peur. La mort, ça vous suce. Le scorpion, à la fin, il m'a mordu.
Il avait respiré, réclamé une cigarette que Joan lui alluma.
- Ils étaient quatre, commença-t-il en aspirant lentement la fumée. Quand ils m'ont vu avec elle, ils m'ont entouré : Fous le camp, merdeux! Voilà ce qu'ils m'ont dit: Fous le camp ou on t'arrache la peau, on te fait griller, fous le camp ou on te découpe en lanières ! Ils ont sorti des couteaux. C'est elle qui m'a dit : Laisse-moi, Makoub, va-t'en, va-t'en... Elle semblait tranquille. Et les quatre types riaient : Tu vois, elle te dit de partir, qu'est-ce que t'attends? Je savais qu'ils allaient lui faire mal, eux quatre. J'ai vu son signe, celui de la mort, j'ai essayé de lui faire comprendre qu'il fallait se mettre à courir, qu'on pouvait leur échapper, ensemble. Mais peut-être qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne voulait plus. Elle était comme une statue, toute immobile. Alors je suis parti à reculons, je les ai vus qui l'entraînaient, qui la faisaient entrer dans une maison, au bout de la rue... Elle ne s'est même pas retournée... La rue où j'habitais avant, c'était l'impasse de la Confiance. Cette rue-là, où je l'ai quittée, c'était rue de la Gaîté. Ils sont fous, les noms des rues! Puis il ajouta : Donnez-moi de l'argent, maintenant.