Joan desserra le poing, puis, quand il eut pris les billets, elle le referma, enfonçant ses ongles dans sa paume.
38.
JOAN avait marché rue de la Gaîté après avoir longé le cimetière du Montparnasse. Elle avait eu la tentation d'y pénétrer. Comme un sillage, la grande allée s'ouvrait devant elle entre les moutonnements gris, chaotiques, les blocs de granit dressés, les tombeaux en formes d'étraves ou de poupes ventrues, les croix pareilles à des mâts, avec leurs haubans figés. Elle avait contemplé ce lac silencieux au milieu des bruits qui venaient battre contre les murs, et elle s'était tenue sur la berge, n'osant avancer, se souvenant des stèles devant lesquelles elle s'était arrêtée, à Bellagio, en descendant de la Villa Bardi vers le lac, ces pierres blanches érigées entre les arbres, des noms et des mots arborés : martyrs de la liberté... ici sont tombés... En s'éloignant du cimetière et en se dirigeant vers la rue de la Gaîté, elle avait pensé que les morts étaient présents à chaque pas, dans toutes ces villes d'Europe, et que Leiburg, la nuit où il lui avait montré les lueurs jaunes sur la place de la Concorde, avait oublié de préciser qu'on avait tué là un roi, et, avant lui, des centaines d'autres hommes. Au moment où elle s'engageait dans la rue de la Gaîté, elle avait encore découvert, à hauteur de visage, une plaque de marbre où étaient gravés ces mots en lettres dorées : Ici sont tombés le 23 août 1944... Elle n'avait pas voulu lire les noms, elle avait contemplé cette courte rue bordée de maisons encore basses où nul n'apposerait jamais une plaque rappelant qu'une jeune femme, Ariane Duguet, y avait trouvé la mort, une nuit, même si elle avait encore survécu des années, même si on n'avait retrouvé son corps que plus tard, dans les eaux d'un lac sur les berges duquel des stèles indiquaient aussi - Joan les avait lues - qu'ici la Résistance au fascisme avait, en versant son sang, rendu justice.
Mais les morts d'aujourd'hui ne laissaient plus derrière eux de phrases héroïques gravées en lettres dorées dans le marbre ou le granit. On ne les couchait plus au coeur des villes. Ils mouraient de rien.
Joan avait contemplé la rue de la Gaîté au-delà de la plaque célébrant la mémoire de héros tombés un 23 août 1944. C'était une succession d'enseignes lumineuses aux éclats jaunes, rouges et verts, traçant sur les façades de grandes balafres de couleur qui disparaissaient quelques secondes, laissant alors les maisons retrouver leur apparence vieillotte, leurs mines grisâtres, leurs volets fermés, puis la lumière rejaillissait et ce passé, un instant émergé, s'effaçait sous l'agression d'une teinte criarde.
Joan avait marché lentement. Bousculée, interpellée, elle était passée devant des vitrines où s'entassaient les uns sur les autres des postes de télévision à l'écran allumé, et c'étaient des hommes et des femmes qui gesticulaient d'un rectangle à l'autre comme dans autant de scènes vécues à l'intérieur d'une de ces tours qui avaient remplacé les maisons basses. Et il suffisait de lever la tête pour apercevoir, s'enfonçant dans le brouillard, une immense stèle, bloc percé de milliers d'alvéoles où enfoncer des urnes funéraires : la tour Montparnasse écrasait le quartier qui grouillait autour d'elle.
Joan savait ce qu'elle voulait retrouver : cette maison de la rue de la Gaîté où Makoub avait dit que quatre hommes avaient entraîné Ariane. Mais elle ne cherchait pas, son regard effleurant la vitrine d'un magasin de vidéo, la façade rouge d'un restaurant chinois où dansaient des dragons, cette étroite devanture opaque bordée de hautes lettres jaunes : SEX SHOP, LIVE SHOW.
Elle s'était immobilisée, observant des hommes qui entrebâillaient la porte, disparaissant dans une lumière rougeâtre, d'autres qui se glissaient dans la rue, le visage souvent baissé, furtifs, ne se redressant que quelques dizaines de mètres plus loin, quand, devant une vitrine illuminée, ils s'arrêtaient, se regardaient comme pour se reconnaître.
Elle avait déjà parcouru plusieurs fois dans les deux sens la rue de la Gaîté, à l'instar de ces femmes qu'elle avait remarquées et qui l'avaient dévisagée avec hostilité - parmi elles, une Africaine, malgré le froid, portait une minijupe ne cachant que le haut de ses cuisses et une sorte de justaucorps de fourrure échancré laissant voir ses seins; d'autres, plus vieilles, grimaçantes, blondes, se tenaient immobiles, appuyées à une façade, à la limite de la lumière.
Joan avait vu des Noirs et des Maghrébins s'arrêter un instant devant elles, puis s'éloigner et revenir. Non loin de là, ils passaient devant une boucherie violemment éclairée exposant des blocs de viande rouge sur des étals blancs. Deux hommes au tablier maculé de sang faisaient glisser leurs couteaux le long des os, dans le plein des chairs.
Rue de la Gaîté! « Ils sont fous, les noms des rues... », avait dit Makoub.
Joan regardait. C'était le monde dans lequel elle vivait. Races et produits, les continents s'étaient déversés dans cette rue, ensevelissant le passé, les maisons basses, la plaque apposée à l'entrée de la rue, devant laquelle Joan s'était à nouveau arrêtée.
De quoi était morte Ariane?
On mourait de rien, pour rien.
Est-ce à la cinquième ou sixième reprise, quand le regard des femmes et des hommes qui arpentaient comme elle la rue s'était fait plus insistant, que Joan avait remarqué cette plaque de cuivre, à droite d'une porte cochère : Agence Livio ROY, mode, reportages, top-models, et qu'elle s'était souvenue - c'était la seconde fois que le passé d'Ariane et de Jean-Luc lui revenait comme s'il s'agissait du sien, comme si elle avait vécu à leurs côtés - de ce que Jean-Luc avait raconté : la scène dans la chambre de sa fille avec Makoub, et, à présent, la visite qu'il avait faite à ce photographe italien après que des magazines eurent publié des photos d'Ariane - sa mère, Clémence, n'avait pas voulu qu'on poursuive le photographe, même si Ariane n'avait pas encore dix-huit ans; elle était même fière, heureuse que sa fille apprît ainsi à imposer sa personnalité aux autres, à faire de son corps une oeuvre d'art. Que savait Jean-Luc, pataugeant dans cette réalité mort-née qu'on appelle l'actualité, de la beauté, de la place qu'un corps et un regard de femme peuvent occuper dans le monde, du rôle qu'ils jouent dans l'imaginaire de millions d'hommes? De quoi rêvait-on, de qui? De la guerre ou de Marilyn Monroe? « Laisse-la faire, laisse-la naître, je m'en remets à sa beauté, à son intelligence... »
Jean-Luc avait vu Roy. Ariane Duguet? Oui, elle avait du chien, avait répondu le photographe, elle possédait ce qu'il fallait, de la tête et du cul, excusez-moi, cher, mais j'ai l'habitude de dire les choses, je vois tant de filles, tant de visages, de fesses, de cuisses, de culs. Mais c'est si rare, la chair qui vit - vous allez rire : la chair qui pense. Excusez-moi encore.
Jean-Luc n'avait jamais avoué à Roy qu'il était le père d'Ariane. Il avait écouté sans bouger, humilié, sentant se creuser ce vide en lui, puis il avait raconté cela à Joan, les yeux clos, avec une expression si désespérée qu'elle était allée vers lui.
C'est ainsi - elle y songeait en poussant la lourde porte de bois, une porte d'autrefois donnant sur une cour pavée de grosses pierres rebondies entre lesquelles on devinait des rainures de terre humide, peut-être de l'herbe -, à cause de ce Livio Roy, des propos qu'il avait tenus, du désarroi qu'il avait provoqué, que Joan avait eu vis-à-vis de Jean-Luc ce mouvement de pitié qu'elle n'avait jamais pris pour de l'amour; mais chacun modèle les sentiments de l'autre au gré des besoins qu'il ressent, de ses propres désirs. Pauvre et faible Jean-Luc qui avait voulu croire qu'elle l'aimait, qui s'agrippait à elle, qui était venu là, dans cette cour entourée de constructions basses, jusqu'au second et dernier étage de l'une d'elles, du côté droit, vitré sur toute sa longueur, où l'on devinait une verrière en guise de toiture. La lumière brutale de cet atelier fusait vers le ciel et inondait une partie de la cour, faisant apparaître entre les pavés usés cette terre noire, ces herbes courtes que Joan avait imaginées en passant sous le porche.