C'était peut-être là, dans cette cour, que les quatre hommes qui avaient encerclé Ariane dans la rue de la Gaîté, menaçant Makoub, l'avaient entraînée; peut-être ce Livio Roy dont elle apercevait la silhouette - ce ne pouvait être que lui - passant derrière les vitres, grand, le profil régulier, les cheveux noirs et bouclés, était-il l'un d'eux.
Joan était longtemps restée dans la partie sombre de la cour à observer les allées et venues dans l'atelier, ces éclats de lumière qui en jaillissaient tout à coup comme des jets crevant le mur de nuit qui se reconstituait aussitôt après. Il y avait aussi des voix de femmes, des rires, puis des périodes de silence et des formes qui passaient, bras levés, fugitives et souples, des mannequins sans doute; certains soirs, Ariane avait dû glisser ainsi entre la nuit et la lumière.
Joan avait vu sortir des femmes en longs manteaux se tenant par la taille, leurs visages dissimulés par des capuchons bordés de fourrure. Elle avait attendu qu'il n'y eût plus dans l'atelier que deux ou trois silhouettes, et elle s'était alors avancée, passant de l'ombre à la clarté. Elle avait traversé l'étendue illuminée de la cour pour atteindre l'autre rive, la porte de la maison basse à laquelle elle sonna, déclinant son nom : « Joan Finchett, journaliste à Continental. »
Continental? s'étonna-t-on.
La voix était grave et joyeuse en même temps, l'accent italien lui conférait une douceur un peu mélancolique, pensive, et Joan, tout en montant l'escalier et se dirigeant vers l'agressive blancheur qui inondait le palier du second étage, sous la verrière, se dit que, dans l'enquête qu'elle menait, il s'agissait là du tournant décisif.
Elle pouvait encore redescendre ou ne prononcer que quelques mots anodins, prendre avec ce Livio Roy un rendez-vous qu'elle annulerait plus tard. Il y avait encore une issue derrière elle. Malgré son séjour à la Villa Bardi, la fascination et la peur que Morandi, Leiburg, Orlando avaient fait naître en elle, malgré la peine qu'elle ressentait chaque fois qu'elle repensait à Ariane, comme si c'était d'elle-même qu'elle suivait la trace, elle pouvait encore renoncer. Malgré les articles qu'elle avait écrits, malgré ce que ses recherches avaient déjà changé dans sa vie - elle avait rompu avec Doumic, elle s'était laissé aimer par Jean-Luc Duguet, peut-être aimait-elle Mario Grassi, peut-être se souviendrait-elle toujours de Joachim de Flore dont elle ne savait rien, hormis que Mario avait prononcé ce nom et qu'elle l'avait aimé - oui, elle pouvait encore renoncer, dire à Arnaud et à Jean-Luc qu'elle n'avait recueilli aucune information nouvelle, qu'il fallait céder devant Morandi, publier le droit de réponse de Pierre-Yves Lavignat, qu'elle était allée trop loin, oubliant la vieille devise : facts, facts, only facts — les faits, les faits, seulement les faits. Elle pouvait encore redescendre l'escalier, et cependant elle le montait, atteignait le palier. Par la porte ouverte, elle aperçut les murs blancs, les spots, les parasols, les estrades, les appareils sur leur trépied, cette jeune femme qui portait un long pull-over cachant à peine son pubis, les jambes nues tendues sur des chaussures à hauts talons, et, devant elle, passant d'un appareil à l'autre, cet homme svelte en chemise à carreaux, manches retroussées, col ouvert, ses boucles noires tombant sur son front, couvrant ses oreilles et sa nuque, Livio Roy qui, sans regarder Joan, lui dit d'entrer, de s'asseoir, il n'en avait plus que pour quelques minutes, comme ça elle le verrait travailler puisqu'enfin Continental s'intéressait à lui!
Il était d'une vivacité juvénile, donnant d'une voix calme des ordres brefs - « Lève le bras droit; comme ça, les cheveux ; plus à gauche; la jambe, oui » — et Joan considérait la jeune femme automate qui obéissait, se pliait, se cambrait, soulevait ses cheveux; il semblait qu'elle n'était plus qu'une apparence, aussi lisse que la photographie qu'elle était en train de devenir, une idée de femme et non plus une femme, aussi insaisissable, et pourtant Joan se trouvait à quelques pas de cette image comme apparue sur un écran et qu'on ne peut immobiliser.
- Fais le vide, fais le vide! s'exclamait Livio Roy. Souple, plus souple, le buste. Plus légère! Le vide, le vide...
Quand il s'était enfin redressé, éteignant les spots l'un après l'autre, la jeune femme était restée sur l'estrade, immobile, et il avait fallu qu'il la saisisse par la taille, l'embrasse tendrement dans le cou, cependant qu'elle se ployait, faisant gonfler ses seins - le pull-over se soulevant, laissant voir une culotte échancrée sur laquelle Roy posa la main -, pour qu'elle quittât la scène.
Joan avait éprouvé un sentiment de colère et de mépris, d'indignation et de dégoût. Mais elle se reprocha ce mouvement d'humeur : Roy n'était que le regard qu'ont les hommes pour les femmes, et les femmes entre elles. Il fournissait ce que voulait l'époque. Il était un rabatteur, un marchand de femmes alimentant cette traite quotidienne à laquelle chacun se livrait. On le payait. Ce qu'on attendait de lui, c'étaient bien ces corps qu'il vidait, transformait en petites machines. On voulait des femmes modelées à l'identique; il était le fabricant de ces séries.
Elle avait eu un sourire de défi au moment où il se tournait vers elle. Bien qu'il eût les yeux mi-clos, elle sentait qu'il jaugeait ses jambes, sa taille, ses seins. Et elle s'était un peu penchée en arrière, les paumes appuyées au canapé, bras tendus, jambes écartées, dans une pose qu'elle savait équivoque; elle souhaitait le provoquer, l'attirer, le prendre au piège. Elle n'aimait pas les prédateurs et il était l'un d'eux.
Il s'était avancé avec assurance, la tête inclinée sur l'épaule, souriant.
Que voulait-elle?
En même temps, de la main gauche, il saluait le mannequin qui passait, s'approchait, chuchotait quelques mots. Joan entendit : « Je t'attends, si tu veux. » Avant de répondre, il avait à nouveau parcouru du regard le corps de Joan, puis il avait secoué la tête : « Plus tard, chez toi, peut-être... Je t'appelle... »
Il avait tiré un tabouret et s'était assis en face de Joan, ses genoux contre les siens.
Que voulait-elle? Elle pouvait tout lui demander. Il était prêt.
Elle s'était redressée, cuisses serrées, genoux écartés des siens.
Elle avait déposé entre eux le corps mort d'Ariane.
Il avait froncé les sourcils et s'était levé, marchant tête baissée. Quand il se tournait vers Joan, elle voyait son visage crispé au front plissé, une ride profonde le partageant en deux.
Qu'est-ce qu'elle imaginait? Il n'avait plus revu cette fille depuis des années. Un homme était venu; Roy avait dit ce qu'il pensait d'elle : du chien... le cul et la tête... Il bougonnait : pourquoi cette histoire ressortait-elle?
Elle est morte, répéta Joan. Elle est passée par ici. Elle a bien vécu ici, non? C'est une trace qu'on suit. Une vie, une histoire...
Il avait serré et brandit le poing.
Ce qu'il avait fait, lui? Sauvé une conne, d'abord, là. Il avait tendu le bras, indiqué la cour. Il y avait quatre types qui voulaient la violer. Elle ne criait même pas. Elle se débattait à peine. Ils tenaient ses jambes et ses bras, avaient arraché son pantalon. Est-ce qu'elle imaginait ça?
Il les avait éclairés, avait hurlé, puis il avait sorti...
Il ouvrit un placard, empoigna le fusil qui y était accroché, l'épaula, visant Joan. Puis il ricana, refermant le placard d'un coup de pied.
Les petits salauds avaient déguerpi. La fille était restée couchée par terre. « Je suis descendu. Je lui ai donné un pantalon noir, je me souviens : celui d'une fille qui venait parfois ici. Après — il eut un mouvement instinctif des épaules et se passa la main dans les cheveux -, elle était retournée au lycée, mais elle était revenue le voir de temps à autre, et c'est ainsi qu'il l'avait mieux connue, avait découvert qu'elle avait du suc...