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Il s'était rassis en face de Joan, se rapprochant d'elle à nouveau. Mais elle ne le craignait pas. Elle le haïssait trop, avec une sorte d'élan qu'elle ne pouvait maîtriser. Lui-même l'avait senti, s'exprimant avec colère, le poing brandi.

Bien sûr, il l'avait baisée, la deuxième nuit qu'elle avait passée chez lui. C'est elle qui avait voulu. « Elle est montée là. » Il montra la loggia où Joan avait aperçu un lit. Est-ce qu'il courait après les filles, lui? Mais elle avait du suc. Joan savait-elle même ce que cela signifiait? On pouvait tout changer d'une femme, y compris le regard. Les formes, les traits, la taille, tout cela n'était qu'une question d'éclairage, d'objectif, d'angle de vision. On pouvait même faire croire qu'une conne avait de la personnalité. Mais le suc d'une femme, c'était autre chose : un petit miracle ! Au début, les premiers mois, Ariane en avait vraiment, même si c'était une désespérée, ou peut-être à cause de cela... Le suc, ça vient quand on est imprudent, excessif, absolu. Elle l'était, parce qu'elle ne croyait plus à rien. Quand je suis allé la chercher dans la cour - il tendit à nouveau le bras -, elle était comme raide morte, et pourtant ils n'avaient eu le temps de rien lui faire, seulement déchirer son jean.

Joan avait eu envie de le gifler à cause de cette scène qu'elle imaginait : Ariane, les jambes nues, peut-être le sexe nu, ces quatre types autour d'elle, puis cet homme qui se penchait, l'aidait à se soulever, la soutenait dans l'escalier et qui, tout en l'aidant à s'allonger sur le canapé - celui-là même où Joan était assise -, n'avait pu s'empêcher de l'examiner, de l'évaluer, de sentir le désir monter en lui. Elle était vierge, la peau lisse, si blanche. Elle était si apeurée. Il l'avait aidée à enfiler ce pantalon noir. Il avait dit en la faisant pivoter sur elle-même : « Il te va... Admirable ! » Devait-il la raccompagner ? Savait-elle où aller? Elle avait fait comprendre qu'elle souhaitait rester là, si possible, pour la nuit. Il avait montré la cuisine, la salle de bains. Peut-être était-il sorti pour s'interdire de la baiser tout de suite, pour la laisser se remettre, pour mieux la jauger, apprendre d'où elle venait. Il fallait être prudent : une mineure. Il ne voulait pas se laisser piéger.

La deuxième nuit, elle était montée dans la loggia. Et il en avait éprouvé un sentiment de fierté, de plénitude. Il s'était montré tendre avec elle qui, toute la journée, était restée assise sur le canapé à regarder les filles poser. Les quelques fois où elle avait traversé l'atelier, il avait eu envie de la photographier. Elle avait du suc. Elle n'était pas pleine de paille, comme les autres. Il n'aurait pas à lui dire : « Vide-toi, vide-toi... »

Joan comprenait-elle? demanda-t-il tout à coup.

Quand une fille a du suc, alors on peut la prendre telle qu'elle est, on n'a nul besoin de la vider. Mais la plupart des gens sont bourrés de paille, de merde, et ceux-là, il faut bien les transformer en automate...

Joan avait répété : « Automate... » Elle s'était quelque peu détendue, peut-être parce qu'il venait d'employer le mot auquel elle avait songé. Roy était intelligent, retors, peut-être plus pervers et moins prédateur qu'elle ne l'avait cru, mais cynique, amer, sans doute...

Après? demanda Joan.

- Je l'ai faite, répondit Roy.

Mais le ton était celui de la dérision et il ajouta aussitôt : Est-ce qu'on peut modifier le destin de quelqu'un? Elle était venue s'installer ici pendant quelques mois; chez elle, elle crevait. Le père était... Il n'a jamais su au juste.

- Directeur de la rédaction de Continental, précisa Joan.

Roy jura en italien. Et il regarda Joan, les dents serrées, le visage transformé par la colère. Il ressemblait à Mario Grassi ou à Orlando avec ce front étroit à demi caché par des cheveux noirs plantés bas.

Il hésita à poursuivre. Il connaissait les journaux : ils truquaient tout, textes et photos. Elle et lui étaient payés pour le savoir, non!

- Elle est morte, répéta Joan.

Il le savait, maintenant! se mit-il à hurler.

Ariane était encore mineure, mais sa mère, une actrice, Clémence Rigal, avait donné l'autorisation de publier les photos ; ça suffisait. « Quand elle était là - il montra l'estrade -, je n'avais besoin de rien lui dire, elle était pleine, dense. Il faut toujours choisir entre dense ou vide... Celles qui ne sont pas denses, elles doivent être vides, je ne veux ni paille ni merde à l'intérieur. Vous comprenez? Du suc, oui. Je prends ! »

Après? demanda Joan.

Il montra les appareils sur leur trépied, les spots, les parasols, cette frêle forêt qui encombrait l'atelier au fond duquel, sur des fils, les photos étaient accrochées, silhouettes suspendues, blanches et noires, dépouillées. Son tableau de chasse.

— Qu'est-ce que vous croyez qu'on devient, même quand on est plein et dense?

Il savait ce qu'il faisait, mais Ariane aussi. Toutes, elles savent. Elles vendent leur peau, leur cul, mais ça, ce n'est encore rien; elles vendent ce qu'elles sont, c'est du troc — il frappa du poing dans sa paume. C'étaient comme des mères porteuses. Les hommes se branlaient devant elles, les femmes rêvaient de leur ressembler, elles étaient bourrées de la paille du désir des autres, et puis, un jour, plus rien! Ça ne fonctionne plus. Vide ou pleine, c'est fini.

Peut-être était-ce cela qui était arrivé à Ariane? Il n'en savait rien. Il avait vendu ses photos en Italie. Elle avait obtenu les couvertures de plusieurs magazines à Milan, à Rome, etc. Elle avait été prise sous contrat...

Joan n'eut nul besoin de l'entendre préciser que Morandi Communication engageait des filles pour deux ou trois saisons un peu partout en Europe : Paris, Budapest, Moscou... Elle imaginait.

Ariane, reprit Roy, commençait à basculer. Elle avait voulu partir à cause de ça, parce qu'elle savait qu'il n'acceptait pas chez lui qu'on boive, qu'on fume, qu'on se pique. Qu'est-ce qu'il restait, après? De la peau trouée, de la merde. Elles tiennent plus sur leurs jambes, elles deviennent folles...

Ailleurs, on laissait faire, il ne l'ignorait pas.

Là, ajouta-t-il, montrant la place où Joan était assise...

Plus tard, rentrant à pied par la rue de la Gaîté, passant de nouveau devant cette vitrine opaque et ces lettres inscrites à hauteur d'homme, SEX SHOP, LIVE SHOW, Joan avait imaginé Franz Leiburg assis sur le canapé qu'elle venait de quitter, les yeux mi-clos, contemplant les jeunes femmes sur l'estrade, avançant un peu la tête quand elles se cambraient ou bien quand, virevoltant, elles laissaient apparaître, le temps d'un flash, leurs dessous tendus sur le pubis.

Septième partie

Clélia et Ariane

39.

ALORS qu'elle quittait la rue de la Gaîté et s'engageait dans la rue Froidevaux — elle eut un moment d'hésitation tant le trottoir, le long du cimetière du Montparnasse, lui paraissait sombre, comme si le mur de clôture étendait son ombre dans la nuit, repoussant les passants de l'autre côté de la rue -, Joan avait imaginé la scène.

Elle avait vu Franz Leiburg tassé sur le canapé de l'atelier de Livio Roy.

- Leiburg, vous le connaissez? lui avait demandé Roy.

Avant qu'elle ait pu répondre, Roy lui avait montré un portrait qu'il avait pris le jour où Leiburg était venu proposer des contrats à certains mannequins au nom de la Morandi Communication.

C'était un portrait volé, avait expliqué Roy. Leiburg était si fasciné par les jeunes femmes qu'il ne l'avait même pas vu le photographier, au milieu des flashes.

Joan avait longuement contemplé ce visage auquel la vigueur du contraste entre le noir et le blanc donnait l'apparence et la force d'un bloc minéral dans lequel les yeux brillaient comme deux éclats. Ce pouvait être aussi - souvent, Joan avait pensé que ces animaux n'étaient pas tout à fait vivants, qu'ils appartenaient plutôt au monde figé de la pierre - la tête d'une tortue, à l'épaisse peau plissée, aux angles et aux méplats osseux, à la fixité du regard.