Avec un sentiment de dégoût, mais la même curiosité contre laquelle elle se révoltait et qui n'en persistait pas moins, vive et ambiguë - que voulait-elle savoir de Leiburg? pourquoi ce visage mort, ce corps réduit à de la peau tendue sur un sac d'os l'attiraient-elle? -, elle s'était souvenue des moments de l'Hôtel Crillon, de cette nuit entière qu'elle avait passée en compagnie de Leiburg. Et elle pressentait que les jeunes femmes - et, parmi elles, Ariane - avaient pu éprouver une attirance et une répulsion égales aux siennes.
Elles avaient présenté leurs corps à l'objectif de Roy avec plus de vivacité encore, de l'agressivité et du défi, comme pour affirmer leur jeunesse et leur santé face à cet homme si impassible qu'il ressemblait à une statue placée au centre de l'atelier, un élément de mise en scène. Mais toutes savaient que Leiburg pouvait leur offrir un long séjour en Italie, les couvertures des suppléments illustrés d'Il Futuro, peut-être même un engagement à la télévision, puisque Morandi contrôlait plusieurs chaînes, et, bien sûr, une participation aux défilés de mode de la Morandi Company.
Quand Leiburg s'était levé difficilement, s'appuyant sur ses mains — elles avaient été surprises par ce corps si grand, si maigre, si droit aussi -, et était venu vers elles en compagnie de Livio Roy, elles avaient souri comme elles savaient le faire, avec cette feinte spontanéité qui laissait croire à un élan alors qu'il ne s'agissait pour elles que de grimaces tirant sur leurs joues. Mais, à la manière dont il les avait regardées, elles avaient cessé de jouer un rôle, redevenant ces jeunes femmes anxieuses, guettant un signe.
Il était passé entre elles, les frôlant de l'épaule, la lèvre supérieure un peu retroussée, laissant apparaître les dents déchaussées, le visage marqué par une sorte de rictus méprisant.
D'une inclinaison de tête, il avait désigné Ariane : « Si vous le voulez, nous pouvons peut-être nous entendre. »
- J'étais son agent, avait expliqué Roy à Joan. J'ai signé et j'ai touché dix pour cent : ma commission. C'était un très bon contrat, tout à fait dans les règles. Rien d'illégal; j'avais l'autorisation écrite de Clémence Rigal, la mère. Après, je m'en suis désintéressé, ce n'était plus mon problème. »
Roy avait levé les bras. Qu'est-ce qu'il aurait pu faire? Il n'était pas le père. Et, même s'il avait été le père, il aurait donné son accord. D'ailleurs, peu après, Ariane était devenue majeure. Elle était responsable d'elle-même. Et il l'avait crue forte et intelligente.
Joan se souvenait : il avait dit le cul et la tête. Elle avait répété la formule. Roy avait haussé les épaules.
C'était ce qu'il pensait : le cul et la tête. Mais peut-être s'était-il trompé. Qu'y pouvait-il?
Que Joan voie Leiburg, s'il était encore vivant - il l'était sûrement, on ne meurt plus à cet âge. On vit par les yeux. Joan avait-elle déjà vu les yeux de Leiburg?
Il avait de nouveau glissé le portrait de Leiburg devant elle: «Inhumain, non? »
C'est à ce moment-là qu'elle s'était levée, quittant l'atelier, cependant que Roy lui répétait qu'elle devrait voir Leiburg, à Parme ou à la Villa Bardi, pourquoi pas?
Elle avait marché jusqu'à la place Denfert-Rochereau. Au moment de traverser, sur le bord d'une de ces avenues qui convergeaient, elle avait éprouvé un sentiment de peur et d'angoisse, se souvenant de la place de la Concorde, de la voiture qui l'avait frôlée. Elle avait été accablée par sa solitude, par l'idée de rentrer chez elle, de n'y trouver que le silence ou les voix enregistrées sur le répondeur du téléphone. Sa poitrine et son ventre se creusaient, appelant un autre corps, non par désir, mais parce qu'elle avait froid. Elle avait pensé à Mario Grassi et le vide s'était ouvert plus profond en elle. En même temps, elle avait su que Mario pouvait - lui, lui seul - le combler, que c'était de lui qu'elle avait besoin.
Elle avait arrêté un taxi et, rencognée au fond de la voiture, les bras serrés sur la poitrine, le nom de Joachim de Flore lui était revenu et elle l'avait prononcé à voix haute, malgré elle : Joachim de Flore.
Le chauffeur avait bougonné. Elle lui avait demandé d'aller rue de Varenne, non? Si elle voulait changer maintenant, il fallait qu'elle se décide. Où souhaitait-elle aller exactement ?
Elle avait dû répéter l'adresse de Mario Grassi.
- Amusez-vous bien... Tant qu'on le peut, hein? avait-il lancé au moment où elle descendait, reconnaissant l'immeuble, angoissée à l'idée qu'elle ne pourrait peut-être pas y pénétrer.
Heureusement, il n'y avait qu'un interphone sur lequel elle appuya tout le poids de son corps, répétant simplement à la question que Mario posait d'une voix enrouée : « I am Joan, Joan Finchett », tout à coup incertaine, songeant à s'éloigner avant qu'il n'ouvrît, montant néanmoins l'escalier, arrivant sur le palier toujours plongé dans l'obscurité, essoufflée.
Quand elle vit Mario Grassi, elle se laissa tomber contre lui, frottant sa joue à la laine rêche de son pull-over blanc. Elle eut envie de sangloter. Et elle se reprocha cette émotion, la facilité avec laquelle elle s'abandonnait.
Son corps se soulevait malgré elle. Il se cambra. Elle était une arche qui vibrait et elle avait la sensation qu'elle allait se briser tant elle était tendue. Comme elle le craignait et le désirait, elle fut emportée, ne reprenant conscience que des minutes plus tard, alors que Mario Grassi s'était mis à lui parler.
Connaissait-elle Franz Leiburg, demandait-il. Celui-ci le prétendait. Il était passé à l'Institut, il voulait la voir.
Joan s'était recroquevillée.
Grassi bâillait, la tête tournée du côté gauche. Leiburg, quel drôle de regard... Un bonhomme, non? Ses derniers livres, malsains. Mais que lui restait-il, à cet âge, pour se donner l'illusion d'être encore en vie?
Une dernière phrase de Mario s'était perdue dans sa respiration comme un éboulis.
Et Joan s'était appliquée à guetter son souffle, essayant de ne plus penser.
40.
DÈS que Joan s'était retrouvée seule, après que Mario Grassi, lui tenant maladroitement les épaules, eut essayé de l'embrasser - elle avait seulement présenté ses joues alors qu'elle désirait tant sa bouche, sa langue, mais ils se trouvaient devant l'entrée du journal et elle avait craint qu'on ne les vît : peut-être Arnaud ou Bedaiev, ou Jean-Luc qu'elle voulait éviter à tout prix -, après que la voiture de Mario eut démarré puis disparu dans la rue de Rennes, Joan avait éprouvé un sentiment inattendu, né de son ventre, d'abord comme un chaud frémissement sous la peau puis qui montait jusqu'à la gorge, et elle avait alors eu envie de rire comme parfois quand on a bu, qu'on ne parvient plus, l'espace de quelques secondes, à se contrôler et que les autres vous observent avec surprise et indulgence - et il semblait à Joan que l'hôtesse qui se tenait dans le hall du journal la regardait en effet avec une certaine bienveillance, peut-être même une tendresse un peu moqueuse. Joan avait eu l'impression que ses jambes tremblaient, non parce qu'elle était lasse, mais au contraire parce qu'elle était si joyeuse dans tout son corps qu'elle avait envie de sauter, de gravir les quatre marches menant à l'ascenseur en courant, en dansant. Voilà ce qu'elle ressentait, et elle s'observait avec étonnement. Elle n'osait prononcer ces petits mots si ridicules qu'elle n'avait que si rarement pensés : Je l'aime. Est-ce qu'on ose encore conjuguer ce verbe quand on patauge depuis des années déjà dans la vie? Quand on a coutume de placer sur la table d'une cuisine, d'une cellule ou d'une chambre d'hôpital son magnétoscope portatif, de vérifier que le voyant rouge clignote, indiquant qu'on peut enregistrer, que « ça » tourne, et de lancer d'une voix grave, tête baissée : « Racontez-moi comment ça s'est passé. »