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Joan avait tant de fois posé cette question, tant de fois écouté, quand elle se retrouvait seule devant son ordinateur, la bande enregistrée, pauvres voix, pauvres vies qu'elle avait mises en mots, en pages! La guerre, la chair pantelante... Tant d'Ariane déjà dont elle avait voulu dire la vie...

Mais si peu de fois elle avait écrit Je l'aime!

C'était toujours au moment du regret, de la douleur, du désespoir qu'elle avait rencontré l'amour. Peut-être ne le saisissait-on que quand il n'était plus, ou pas encore? L'amour comme un espace flou entre attente et souvenir? Qu'on peut guetter sans jamais le saisir, car, pour le décrire, il faut l'éprouver, et on ne sait parler que du manque, que du vide qu'il laisse?

C'est pour cela que Joan s'était arrêtée au bas des quatre marches, dans le hall du journal, tout étonnée de cette joie physique, de cet enthousiasme qui était l'affaire de son corps, non pas parce qu'elle avait fait l'amour, mais parce qu'elle avait rencontré quelqu'un, un autre être humain avec qui elle avait pu coucher nue, dormant avec lui, l'écoutant geindre dans son sommeil, la tête un peu penchée du côté gauche - à un moment donné, il avait tendu le bras et l'avait posé sur le ventre de Joan; elle n'avait pas bougé, heureuse et rassurée par le poids de ce bras inerte qu'elle n'osait soulever, puis elle s'était assoupie.

Quand elle s'était réveillée, elle était serrée contre le dos de Mario. Ils avaient dormi ainsi. Elle avait songé à ce couple de vieux chats qu'elle avait eus, enfant, dans sa maison de Beware, qu'elle voyait couchés, lovés, le corps de l'un se distinguant à peine de celui de l'autre, et elle les recouvrait souvent d'un morceau de taffetas.

- On est comme des animaux, avait-elle murmuré dans le cou de Mario qui commençait à s'étirer, puis elle avait ajouté : Joachim de Flore..., et encore : C'est comme à l'origine du monde...

A ce moment-là elle avait ri malgré elle, si fort, d'un rire irrépressible, se moquant de ce qu'elle avait pensé de manière si grotesque, si emphatique. Et Mario s'était levé.

C'est alors qu'elle avait éprouvé cet autre sentiment qui l'habitait à présent, immobilisée dans le hall : une peur panique succédant à l'enthousiasme et à la vibration joyeuse de son corps, une impression de manque, d'angoisse, comme si ce qu'elle avait vécu cette nuit-là avec Mario n'avait été qu'un mirage qui ne se reconstituerait plus. Peut-être même Mario n'existait-il pas et l'avait-elle seulement imaginé. Elle voulait déjà lui téléphoner, s'assurer qu'il y avait quelque part sa voix, son corps, qu'elle pourrait donc les retrouver, le jour levé. Je l'aime, avait-elle alors pensé.

Et elle était sidérée d'oser l'admettre. Elle se sentait tout à coup frappée de stupeur et il lui semblait qu'elle assistait à un spectacle extraordinaire. Tout se passait en elle. Elle ne voyait rien. Mais elle éprouvait. Elle était irradiée, transformée. Elle aimait. Elle se disait qu'elle était folle de le penser : ignorait-elle que la vie n'est qu'attente et regret de l'amour? Elle était déjà désespérée à l'idée que cet amour pouvait se dérober.

Elle avait alors entendu prononcer son nom, et peut-être tout ce qu'elle venait d'éprouver n'avait-il duré que le temps, pour l'hôtesse, de répéter : « Joan, Joan, on vous attend ! » Elle s'était retournée et avait vu, assis côte à côte dans les fauteuils du hall, Orlando et Franz Leiburg.

41.

PLUS tard, Joan essaya de retrouver les mots que Leiburg lui avait dits, mais, sitôt qu'elle croyait se souvenir d'une phrase et s'apprêtait à la noter, l'émotion était si forte qu'elle s'affolait. Son écriture devenait illisible, elle fermait les yeux. Elle pensait alors à Mario Grassi sans parvenir à chasser la vision de Leiburg qui, dans l'ascenseur, à peine avaient-ils quitté le hall, s'était approché d'elle.

Leiburg lui avait murmuré qu'elle avait eu tort d'attaquer Morandi à découvert. Il l'avait pourtant avertie, qu'elle se souvienne. Qu'espérait-elle? Morandi avait des alliés. Elle était si faible, si seule. Qui la protégerait? Qui la défendrait si Morandi s'en prenait à elle?

Ou bien Leiburg n'avait-il fait que suggérer cela d'un regard, et s'était-il contenté de tendre la main vers la poitrine de Joan, sans toucher ses seins? Elle avait reconnu ces doigts longs, osseux, cette peau si blanche qu'elle en paraissait diaphane. Peut-être ne cherchait-il qu'à lui rappeler ce geste qu'il avait eu devant la fenêtre de l'Hôtel Crillon, après cette nuit qu'ils avaient passée ensemble?

La lumière dans l'ascenseur avait la même teinte jaune que celles qui, de point en point, crevaient la nuit sur la place.

Dans le bureau, en s'asseyant face à Joan, Leiburg avait semblé se réduire, comme si son long cou s'enfonçait, sa haute taille se tassant, elle n'en avait plus vu que le visage et la bouche, cette fente qui s'écartait à peine chaque fois qu'il parlait.

Elle l'avait haï avant même qu'il ne la menaçât. Il la contraignait à penser de nouveau à Morandi, à la Villa Bardi, à tous ceux qu'elle avait nommés dans son article et qui lui paraissaient si distants, déjà, son enquête étant devenue dérisoire à présent qu'elle aimait. C'était comme si, tout à coup, ce qui l'avait passionnée, émue, révoltée - Ariane elle-même, Jean-Luc -, s'était éloigné si vite qu'il ne s'agissait plus pour elle que d'un point perdu dans un univers qu'elle avait quitté mais que Leiburg la forçait à réintégrer.

— Il attend de vous que vous démentiez. Amende honorable : c'est la formule consacrée, n'est-ce pas? Faites amende honorable!

Peut-être avait-elle alors prononcé les noms d'Arnaud, de Jean-Luc Duguet? Peut-être s'était-elle défendue avec hargne? Elle n'était pas la propriétaire du journal, ni le directeur de la rédaction. Elle exécutait. Elle avait vérifié ses informations. Facts are facts. Elle n'était pas encore allée jusqu'au bout. Mais elle y était bien décidée.

Il l'avait écoutée, impassible, ses yeux semblant ne pas la voir. Alors elle s'était emportée : connaissait-il le juge Roberto Cocci, celui qui avait inculpé Morandi? Elle avait fanfaronné : elle aussi avait les mains propres - le mani pulite, c'est la formule consacrée, non?

Elle se souvenait de la manière dont, à cet instant-là, Leiburg avait croisé ses doigts : ils s'emmêlaient, se tordaient, ses longs ongles pareils à des têtes pointues, et rosâtres.

Elle s'en voulait d'avoir ainsi joué les femmes déterminées. Que voulait-elle donc? Que désirait-elle vraiment? Elle le savait pourtant : Mario, seulement Mario! Joachim de Flore...

Elle était oppressée, emportée par le flot de ses sentiments, sachant au fond d'elle-même qu'elle ne pourrait pas se dépêtrer de cette enquête. On n'admettait pas qu'elle s'échappe ainsi, qu'elle dise : J'ai fini de jouer, je change la donne. Est-ce que vous connaissez, est-ce que vous imaginez ce que je ressens quand je pense à Mario? Le reste ne m'importe plus vraiment. Que les cadavres demeurent engloutis!

Mais Mario lui-même, ne l'avait-elle pas connu grâce à cette enquête? Les univers s'entrecroisaient, les courants se mêlaient comme les eaux des rivières qui se jettent dans un ilac. Elle était ce lac.

Quand elle avait cité les noms d'Arnaud et de Jean-Luc Duguet, puis celui du juge Cocci, Leiburg avait donc croisé les mains devant son visage, puis, après qu'il eut étiré et tordu ses doigts, elle avait vu ses joues se creuser comme s'il les rentrait, mais peut-être était-ce sa manière de sourire qui laissait apparaître les gencives de part et d'autre de la bouche?

Elle seule détenait les clés, avait-il répondu. Elle seule pouvait expliquer à tous les autres qu'elle s'était trompée. Il lui suffisait, il le répétait, de faire amende honorable. Il aimait cette expression qui préservait l'honneur. Elle était une femme d'honneur. Il le croyait. Mais il lui demandait de réfléchir au sens des mots. Connaissait-elle aussi l'expression : un homme d'honneur? Qu'elle y pense!