Leiburg avait laissé retomber son bras. Elle entendait encore le claquement de la main inerte frappant la cuisse du vieillard. Elle s'était souvenue du bras de Mario qui, la nuit, s'était posé sur elle, de cette peau si douce, de ce poids si léger.
Joan se trompait, avait poursuivi Leiburg, si elle imaginait qu'un juge pouvait l'aider. Mani pulite? Il avait ricané. Il fallait si peu de temps pour que les mains se salissent à nouveau ! Il y avait autour de Morandi des hommes dont elle n'imaginait ni le pouvoir, ni la cruauté. Qui pouvait les dénombrer, les nommer? C'étaient des guerriers glacés qui agissaient sans rancune ni colère, mais qui n'oubliaient rien. Peut-être en viendrait-elle à blesser Morandi et, qui sait, à contribuer à sa chute? Mais s'imaginait-elle pour autant qu'elle serait intouchable ? Et Cocci, croyait-elle vraiment qu'il pourrait, même avec l'aide de l'opinion, vaincre ces hommes-là? Qu'était-ce, l'opinion? Une vague qui passe. Une autre suit. L'eau bouge, mais reste l'eau. Ces hommes-là étaient autant de récifs, de statues.
Leiburg s'était interrompu, hochant la tête, et Joan avait eu l'impression de ne plus pouvoir bouger, comme s'il la tenait hypnotisée.
Savait-elle ce que cela signifiait, des hommes qui tuaient sans haine, simplement pour écarter des obstacles, des hommes pour qui les adversaires avaient cessé d'être des corps, des visages, n'étaient plus que des objets mous, si faciles à crever?
Lui, Leiburg, avait fait la guerre. Il savait cela.
S'il le disait à Joan, c'était, elle l'avait sûrement deviné, parce qu'il éprouvait pour elle de la sympathie, une certaine attirance, mais il était trop vieux pour se lever, l'enlacer, la protéger.
S'appuyant des deux mains sur les accoudoirs du fauteuil, il s'était légèrement soulevé comme s'il allait en effet se dresser et s'approcher d'elle. Elle avait été incapable de bouger, paralysée, et elle avait attendu, mais il s'était rassis en disant : « Trop vieux, Joan, trop vieux ! »
Il se contentait de l'avertir, de la mettre en garde.
Il avait donc fait la guerre, elle le savait. Dans le mauvais camp, celui des vaincus, pensait-elle, n'est-ce pas? Mais en était-elle si sûre? Qui avait été vaincu? Ceux qui étaient morts, les banditi qu'on avait abattus dans les bois couvrant les pentes au-dessus de la Villa Bardi. Peut-être avait-elle vu, dans les clairières et les parcs de Bellagio, les stèles de granit ou de marbre rappelant leurs noms? Mais des lettres gravées, ce n'est pas la vie. Lui était vivant, donc vainqueur. Et, autour de Morandi, il avait reconnu les mêmes guerriers froids que ceux qui, casqués, partaient jadis nettoyer les forêts.
Avait-elle vu Orlando? Il était dans le hall, il attendait. Qu'imaginait-elle? Que c'était un homme mû par la rancune ou le ressentiment? Non, seulement un homme d'obéissance, un homme d'honneur. Un chien qui sautait à la gorge, d'instinct.
Leiburg avait porté la main à son cou.
- Je ne voudrais pas, avait-il dit. Pas vous, Joan.
Il avait toussoté comme s'il avait effectivement serré ses doigts autour de ce cou maigre à la peau flasque, et elle avait eu envie de crier, mais Leiburg avait tendu la main vers elle.
A la guerre, avait-il dit, il faut savoir reculer, lever les bras. Il avait été fait prisonnier, mais il était en vie, donc vainqueur. Et il s'engageait, si elle faisait amende honorable - il avait souri, souligné qu'il radotait, mais c'était un défaut de vieil écrivain qui aimait les mots, les répétait, les polissait, « amende honorable », elle appréciait l'expression, n'est-ce pas? -, à obtenir un pardon généreux.
Morandi ne menait pas une guerre personnelle. Joan ne pouvait même pas concevoir les enjeux de cette guerre à laquelle il participait : des intérêts colossaux, une empoignade mondiale.
Leiburg avait respiré bruyamment, comme si le souffle lui avait manqué.
La guerre ne cessait jamais, Joan devait le comprendre, avait-il ajouté au bout de quelques secondes. Telle était l'histoire du monde. La guerre changeait seulement de forme, tantôt visible, tantôt invisible. Croyait-elle pouvoir l'arrêter? Il n'y a que dans les fables que les grains de sable enrayent les machines. Dans la vie, ils sont écrasés. Voulait-elle être un grain de sable?
Il avait à nouveau claqué sa main sur la cuisse.
- Écrasée, ou bien noyée? avait demandé Joan.
Leiburg avait secoué la tête, fermé à demi les yeux.
Elle ne se trompait pas, avait-il murmuré en se levant lentement. Au fond du lac, il y avait en effet une multitude de grains de sable.
42.
ROBERTO Cocci s'était assis sur la berge. En cette fin de matinée, l'eau était transparente et Cocci pouvait distinguer le fond du lac. Entre des zones sombres couvertes d'algues d'où surgissait parfois un banc de poissons noirs, se trouvaient des surfaces presque blanches où chaque grain de sable, suivant les variations de la lumière, brillait quelques instants avant de s'éteindre, englouti parce qu'un nuage passait, que l'eau devenait tout à coup opaque, aussi dense qu'un bloc de métal. Cocci s'apprêtait alors à se lever, à rejoindre la voiture qu'il avait laissée sur la route, au-delà des lauriers, mais le temps changeait vite. Un vent fort poussait les nuages vers le sud et les paillettes du fond reparaissaient.
Cocci ne bougeait plus, faisant glisser entre ses doigts le sable un peu humide de la berge, presque grain après grain.
Telle était aussi son enquête : fait après fait.
Peut-être, dans quelques jours, se rendrait-il dans cette Villa Bardi qu'il avait reconnue sur l'autre rive, à demi dissimulée derrière les arbres de son parc, dont la si longue façade, la terrasse d'angle, la situation exceptionnelle, dominant Bellagio comme un rocher au bout d'un promontoire, un bloc blanc et rose qui paraissait inaccessible, les routes et sentiers d'accès cachés par les buissons, les massifs, les bouquets de pins, empêchaient toute hésitation. C'était bien là la Villa Bardi. Peut-être Cocci pourrait-il lancer bientôt son mandat de perquisition. Mais il ne souhaitait pas se dévoiler prématurément. Il attendait d'avoir accumulé suffisamment d'indices et de preuves pour que Carlo Morandi soit acculé.
Il l'avait à peine rencontré, ses avocats formant devant lui comme un bouclier de leurs corps et de leurs amples gestes, le tissu noir de leurs robes, l'éclat de leurs voix, les dossiers qu'ils brandissaient créant une sorte d'écran sonore, mobile, derrière lequel Morandi s'était tenu, souriant, sarcastique, méprisant. En quittant le bureau de Cocci, Palazzo Ducale, sortant le dernier, comme s'il n'avait plus besoin d'être protégé, il avait lancé un « Bonne chance, monsieur le juge! Longue vie! » que Cocci avait entendu sans bouger, sans même redresser la tête, ne répondant pas au greffier qui s'indignait, prétendait qu'il y avait là un défi, une menace. « Longue vie, monsieur le juge, il a dit longue vie! » répétait celui-ci d'une voix aiguë.
« Allons, allons », avait bougonné Cocci, faisant comprendre d'un geste de la main qu'il n'attachait aucune importance à ce propos, puis il avait ajouté qu'il fallait cependant le noter, avec le jour, l'heure - après tout, on avait déjà essayé par deux fois de le tuer, n'est-ce pas? « Mais c'était dans le Sud, avait-il murmuré, et en quelques mois... »
Il n'avait pas poursuivi. Était-il sûr, comme il s'apprêtait à le dire, qu'en quelques mois l'Italie avait changé?
Tout le monde paraissait le croire et lui-même était souvent emporté par une fébrilité joyeuse qui le poussait à rester dans son bureau du Palazzo Ducale jusqu'au milieu de la nuit, parce qu'il fallait mettre à profit l'élan général pour crever les derniers abcès, porter le feu au plus profond, débrider, inciser, épurer.
Parfois, il avait l'impression d'être tout proche du but. Le procureur de Milan ou de Parme lui téléphonait. On tendait le filet. Mario Grassi avait appelé de Paris, envoyé l'article de Joan Finchett, rapporté ses confidences, cette visite que Franz Leiburg avait rendue à la journaliste au siège de Continental, montrant peut-être que l'entourage de Carlo Morandi commençait à s'affoler. Il n'était pas dans les usages de menacer aussi ouvertement les journalistes. On les ignorait ou on les tuait. Peut-être Morandi, malgré les apparences, commençait-il à avoir peur, ne sachant pas exactement quels chemins emprunterait Cocci? Cocci ne le savait pas lui-même. Il accumulait grain après grain.