Il avait interrogé Giorgio Balasso et en éprouvait encore un sentiment de répulsion, comme si cet homme qu'il avait connu à l'âge de vingt ans avait vomi sur lui.
Balasso avait extérieurement peu changé : des cheveux toujours noirs, mais peut-être teints, la tête un peu penchée en avant, si bien qu'il regardait de bas en haut et que cette attitude lui donnait une expression à la fois hypocrite et soumise. Lorsqu'il était étudiant, il citait Joachim de Flore, se présentait en apôtre de la morale chrétienne, égalitaire. Qui le croyait? Cocci avait toujours été sceptique : trop d'austérité apparente, une vertu affichée comme un manifeste, une prudence de tacticien retors qui quittait les amphithéâtres au moment des votes difficiles et reparaissait après coup, rejoignant toujours la majorité, mais s'en tenant cependant assez éloigné pour pouvoir la quitter à temps.
Change-t-on jamais?
Il était entré au service de Morandi, courtisan, rédacteur en chef d'Il Futuro, et s'apprêtait maintenant à le trahir.
Cocci se sentait encore imprégné par la nauséabonde odeur des aveux, et dénonciations des complices, moyens choisis non pour rejoindre le camp de la justice, mais celui du plus fort. Car, pour l'heure, Balasso devait penser qu'il valait mieux être du côté des juges que de celui de Morandi.
Il avait pourtant rusé, cherché d'abord à ne pas choisir, tenté de retrouver avec Cocci le ton des amitiés de faculté, le tutoyant, émaillant ses propos de souvenirs.
Cocci l'avait aussitôt interrompu. Monsieur Balasso devait répondre à des questions précises. Savait-il que Leiburg - vous connaissez, n'est-ce pas? - s'était confié à l'étranger, présentant Morandi comme un homme d'honneur? Balasso ne pouvait ignorer le sens de cette expression. Pouvait-il confirmer les propos de Leiburg, évoquer les rapport de Morandi avec l'organisation mafieuse? Il devait savoir : il était au centre du dispositif, rédacteur en chef d'Il Futuro, ce n'était pas rien. N'avait-il pas accompagné Morandi à Paris, déjeuné en compagnie de MM. Hassner, Lavignat, Leiburg - Cocci feuilletait un dossier -, et aussi de Brigitte Georges et Joan Finchett, deux journalistes? Quel était l'objet de cette rencontre ? Balasso connaissait-il l'article publié ensuite par Joan Finchett?
Cocci avait poussé vers Balasso les photocopies de l'article intitulé « Les inconnues du système Morandi ».
A ce moment-là, c'était encore au début de l'interrogatoire, Balasso - cité « comme témoin, bien sûr, avait précisé Cocci, je ne vous inculpe pas, pas encore, cela dépend de vous » - avait paradé, parcourant l'article en haussant ostensiblement les épaules. En effet, il avait rencontré cette journaliste à Paris - une Américaine, avait-il ajouté avec une moue de mépris -, elle tenait à collaborer au Futuro. Il avait demandé à lire ses articles, n'est-ce pas, mais elle avait des prétentions folles : correspondante permanente à Paris, des honoraires réguliers, etc. Bref, il fallait lui faire un pont d'or, « trois ou quatre fois tes émoluments, Monsieur le Juge, si vous permettez ». Morandi avait refusé, prétendait Balasso, et le résultat c'était cet article en forme de chantage! Il avait immédiatement compris quelle sorte de femme c'était, ambitieuse, avide, sans scrupules, une Américaine, un personnage de série télévisée. Effrayante! Cocci n'allait pas considérer cet article comme une preuve recevable? avait demandé Balasso. Parce qu'alors - il avait ri -, pauvres de nous!
Cocci avait repris l'article et l'avait lentement glissé dans le dossier. Balasso savait-il que Franz Leiburg et - il avait recherché une fiche - M. Orlando (vous connaissez?) s'étaient à nouveau rendus à Paris?
Balasso avait eu d'abord un mouvement de dénégation, secouant rapidement la tête, puis il s'était comme affaissé, regardant le greffier avec anxiété, et, au moment où il tournait à nouveau la tête vers Cocci, celui-ci avait eu la certitude qu'il allait s'effondrer - et ce sentiment lui donnait un plaisir dont il avait honte, mais qui l'envahissait. Il avait la bouche pleine d'une salive âcre. Il passa sa langue sur ses lèvres avant d'ajouter : « Voyons, Balasso, vous connaissez sûrement, Orlando, le régisseur de M. Morandi, son garde du corps, préposé aux basses besognes, non?»
Orlando accompagnait donc Franz Leiburg - lui, naturellement, vous le connaissez : un écrivain estimé, un ancien nazi, n'est-ce pas? - et ils avaient l'un et l'autre rendu visite à Joan Finchett. Leiburg avait proféré des menaces précises, des menaces de mort. Balasso n'était pas au courant, bien sûr? Mais Mme Finchett avait consigné les propos de Franz Leiburg, déposé plainte auprès de la justice française. Et savez-vous...
Cocci s'était levé, était allé s'installer devant la fenêtre. Jour de brouillard, comme à l'habitude; le parc du Palazzo Ducale recouvert de vagues grises creusées de place en place par des lueurs jaunes. Puis il était revenu s'asseoir, avait saisi un dossier, l'avait agité quelques secondes sans parler, regardant Balasso se décomposer, commençant à éprouver du dégoût pour cet homme, cette si ancienne connaissance, ce visage familier qui allait craquer, se livrer, moucharder.
Même la trahison d'un adversaire est contagieuse, c'est comme la preuve que la fidélité, cette forme élémentaire de l'amour, peut être corrompue, détruite, et cela affecte aussi bien celui qui se soumet, qui livre ses amis, ses complices, que celui qui reçoit les aveux.
La vertu, la morale, pensait Cocci, constituent un bloc; quand il se fissure, tout le monde, coupables ou innocents, criminels ou juges, est atteint.
Les aveux que Balasso allait faire d'ici quelques minutes, ou quelques jours, et dont Cocci se félicitait déjà, n'étaient pas qu'une contribution à la justice, une soumission à ses lois, une reconnaissance de la nécessité de la vérité, ils exprimaient aussi - Cocci en était atteint, peut-être sa honte venait-elle de là - la défaite d'un individu, son reniement, le visage le plus veule que pouvait donner un homme abandonnant son camp, fût-ce celui du crime. Et il y avait dans cette désertion nécessaire, souhaitable, que Cocci avait préparée, une lâcheté qui atteignait tous les hommes.
Cocci avait baissé la tête. Il venait une nouvelle fois de découvrir cette dépendance entre les hommes qu'il avait si souvent ressentie, même quand il s'était trouvé devant des monstres, ces tueurs sans scrupules, ces fous qui attentaient à la vie des enfants : ces êtres-là, qui étaient son contraire, faisaient pourtant aussi partie de lui, de son espèce. Peut-être voulait-on les tuer si vite, pour se donner l'illusion qu'on pouvait ainsi faire disparaître la preuve que l'homme était capable d'une telle cruauté, qu'il était aussi le mal, qu'il y avait peut-être en lui une part de Dieu, mais sûrement la part du Diable!
Savez-vous, Balasso, avait repris Cocci, que Joan Finchett accuse Morandi d'avoir assassiné une jeune Française - Cocci avait ouvert le dossier, gardé longuement la tête baissée, écoutant la respiration de son interlocuteur, soudain plus courte, haletante, qu'il essayait en vain de contrôler -, Ariane Duguet, dit-elle, dont on a retrouvé dans le lac, il y a quelques mois, le corps, vers Dongo. Balasso se souvenait-il? Le supplément illustré d'Il Futuro avait publié la photo de la jeune femme en couverture. Le journal avait même consacré un article, pas très long, mais précis, aux circonstances de la découverte du corps, sans faire mention, bien sûr, d'une photo, publiée auparavant, des défilés de mode auxquels la jeune femme avait participé pour la Morandi Company.