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Pouvait-il fournir des précisions?

- Mais je ne sais rien! s'était exclamé Balasso.

Cocci avait ôté ses lunettes comme pour ne pas voir ce visage d'homme qui grimaçait, ce corps qui, tout en demeurant immobile, les mains agrippées aux accoudoirs du fauteuil, donnait l'impression de se débattre, cherchant à fuir, à arracher les liens dont il devinait qu'on l'entravait peu à peu.

Tout en gardant les yeux clos, le bout des doigt pressant ses paupières, Cocci avait dit d'une voix égale que Balasso, comme rédacteur en chef, avait sûrement dû décider de la couverture du magazine et avait donc incontestablement vu cette photo, choisi Ariane Duguet, ce dimanche-là. Non?

Tâtonnant, faisant glisser ses doigts sur les papiers, Cocci avait saisi le magazine qui se trouvait dans le dossier, l'avait tendu à Balasso qui ne s'en était pas emparé, répétant qu'il ne savait rien, qu'il n'était pas responsable des éditions dominicales, seulement du quotidien. Cocci avait remis ses lunettes, montrant de loin la couverture du magazine à Balasso.

Belle, n'est-ce pas? Comment l'oublier? Certains témoins prétendent l'avoir vue à la Villa Bardi. Mais tant de jeunes femmes y ont séjourné, les souvenirs ne sont pas sûrs, jamais : une jeune femme en vaut une autre, n'est-ce pas?

Balasso avait approuvé, s'était détendu, écartant les mains en signe d'impuissance et de bonne volonté. Peut-être avait-il imaginé qu'entre Cocci et lui pouvait se rétablir une complicité ancienne, ou bien celle de deux hommes qui savent ce que sont les jeunes femmes d'aujourd'hui? Et il avait précisé qu'en effet, elles s'étaient toutes précipitées à la Villa Bardi comme des mouches sur le sucre. Mais elles savaient bien que lui, Balasso, ne détenait pas le pouvoir. Les femmes, c'était l'affaire de Leiburg, de Morandi. Le juge comprenait-il?

Tout à coup, Cocci avait frappé du poing sur le bureau et c'était si inattendu que Balasso avait regardé autour de lui comme pour chercher qui avait provoqué ce geste. Mais c'était à lui que Cocci demandait d'une voix cassante s'il voulait, oui ou non, collaborer avec la justice. Il s'agissait d'un meurtre. Un assassinat, Balasso, un assassinat!

Balasso avait baissé la tête. Il ne refusait rien, rien. Il le jurait!

« Pauvres hommes », avait pensé Cocci.

43.

APRÈS, Giorgio Balasso avait parlé.

Tout le temps qu'avait duré sa confession, il s'était tenu penché en avant, jambes écartées, les avant-bras posés sur ses cuisses, ses cheveux noirs tombant devant son visage; il n'avait pas cherché à les repousser, si bien que Cocci, assis en face de lui, ne voyait plus que sa nuque ployée, sans jamais apercevoir les yeux.

Cocci avait posé quelques questions, mais il avait surtout laissé Balasso parler, s'interrompre, reprendre : « C'est tout ce que je sais, vraiment tout, que voulez-vous que je dise de plus, je ne sais rien d'autre, je ne pouvais rien empêcher, moi, j'étais le rédacteur en chef, pas le banquier, je faisais mon métier, mais que voulez-vous que j'ajoute, qu'est-ce que tu veux, Cocci, dis-le-moi, si je peux, je t'aiderai, tu me connais... »

Il suffisait à Cocci de se taire, bras croisés, essayant de ne pas se laisser prendre par un sentiment de pitié et de honte. Cet homme qui s'humiliait, l'humiliait aussi.

Cocci n'avait pas à attendre longtemps. Balasso ne supportait pas le silence. Chaque fois, il préférait se remettre à parler, faisant surgir de nouveaux noms, des faits inattendus qu'il livrait entre deux hoquets - « Vraiment, Cocci, je ne sais plus rien, j'ai beau chercher, je te jure... »

Cela avait duré des heures; le greffier avait rempli, à la main, plus d'une soixantaine de feuillets; il ne s'était arrêté qu'au moment où, d'un geste, Cocci lui avait fait signe de s'interrompre, disant à Balasso : « Tu vas signer, maintenant. »

Balasso s'était alors redressé, les cheveux toujours en désordre, balbutiant « Où, où? » Le greffier s'était précipité, tendant un stylo, faisant défiler les feuillets afin que Balasso les paraphât un à un.

- Tu vois, avait dit Balasso en se tournant vers Cocci (mais il restait à demi plié, comme un homme qui a mal), j'ai fait ce que tu voulais, tu es content, tu es satisfait! Tu sais ce que c'est? Moi, j'étais aux ordres de Morandi, je ne prenais aucune décision, j'obéissais, tu comprends, Cocci?

Cocci avait ôté ses lunettes et le greffier avait ouvert la porte.

Après, Cocci était resté seul.

Prenant son temps, frottant ses mains l'une contre l'autre, se levant parfois pour aller jusqu'à la fenêtre - la nuit était tombée, le brouillard plus dense encore -, il s'était imaginé ce que les avocats de Morandi opposeraient aux aveux de Balasso. Où sont les preuves, Monsieur le Juge? Dans un pays de droit, on ne peut bâtir une accusation sur des aveux obtenus peut-être sous la pression, hors la présence d'un avocat. Les journaux - Cocci pouvait les utiliser - publieraient les passages les plus compromettants du dossier. Cela ferait, durant deux ou trois jours, les titres de La Repubblica, de la Stampa, ou du Corriere, mais Balasso reviendrait sur sa confession. Il aurait cette fois les cheveux tirés en arrière, un air de défi afin de dissimuler sa peur. Il serait accompagné de trois avocats qui, lorsqu'il voudrait parler, le lui interdiraient d'un geste : « Notre client... », commenceraient-ils. Et Balasso se rengorgerait, le menton levé. De quoi l'aurait-on menacé s'il maintenait ses déclarations?

Cocci ne s'indignait même pas de ce qu'il prévoyait. Morandi, un instant ébranlé, inquiété, peut-être même emprisonné quelques heures, donnerait une conférence de presse, sans doute Villa Bardi. Osait-on l'accuser, dirait-il, de faire prospérer l'économie de la région? Qui d'autre, de Parme à Côme, avait comme lui créé des emplois? Si les directeurs de ses sociétés - pas lui personnellement, mais il était leur chef, il en acceptait la responsabilité - avaient versé de l'argent aux partis politiques, croyait-on que c'était par plaisir? C'était ainsi, seulement ainsi qu'il avait pu développer ses activités. La pourriture du système, il avait dû, comme chaque Italien, s'y adapter. Maintenant, puisqu'on le compromettait jusqu'à le faire emprisonner - mais il n'avait pas honte d'avoir connu les prisons de Parme ! son ami Leiburg, le grand écrivain européen, lui avait rappelé les noms de Silvio Pellico et de Fabrizio del Dongo, il était fier d'avoir partagé la condition de ces héros de l'histoire et de la littérature -, eh bien, il allait en faire, de la politique, il en avait les moyens ! Il était indigné. Il était un Lombard en colère. Gare à ceux qui allaient s'en prendre à lui! Qu'on se rapporte à l'histoire des Bardi. Ce n'était pas sans raison qu'on l'avait appelé le Condottiere.

Cocci était resté longtemps devant la fenêtre. Il lui avait semblé que l'affaire Morandi était déjà close alors même qu'il n'avait pas encore perquisitionné Villa Bardi, qu'il n'avait pas encore utilisé les aveux de Balasso, ceux, peut-être, qu'il obtiendrait de Fabrizio Valdi. Mais il le pressentait : c'était joué. On ne pourrait obtenir de la banque Balli, à Lugano, communication des comptes secrets, ou il y aurait alors un tel foisonnement de pistes qu'on s'y perdrait : l'argent, les prêts, les transferts de capitaux, le jeu sur les taux de change, les sociétés domiciliées à Grenade ou à Monaco, un tel labyrinthe, avec des cloisons étanches qu'il faudrait forcer, si bien qu'au bout du compte on ne réussirait qu'à frapper quelques petites sociétés sans jamais atteindre le coeur du système.

Mais ce coeur existait-il? Morandi lui-même n'était-il pas qu'un paravent commode, avec ses activités multiples - archéologie, mode, presse, télévision, tout ce théâtre social qu'il animait -, pour masquer d'autres scènes où se jouaient les parties décisives? Mais lesquelles? Leiburg, Joan Finchett l'avait noté dans sa déposition, avait parlé d'empoignade mondiale, d'enjeux immenses. Peut-être Morandi n'était-il lui aussi qu'un simple rouage, une cellule parmi d'autres de ce corps immense, palpitant, celui du crime, du mal, de la violence, de la gangrène qui enlaçait l'humanité entière, l'enserrait de plus en plus fort, la contaminant, la corrompant. Un corps visqueux, insaisissable, sans tête, non pas une pieuvre, comme on disait de la Mafia, mais une sorte de méduse gélatineuse, que l'on touchait ou traversait sans d'abord s'en apercevoir - peut-être Balasso avait-il été dans ce cas - pour constater après coup que sa peau était couverte de pustules, ses yeux atteints, que l'infection gagnait? On cherchait cet animal qui se confondait avec l'eau, aussi transparent qu'elle, huileux, flasque; mais chaque cellule qui le composait était une tête et l'on pouvait ainsi le décapiter sans jamais atteindre un centre qui n'existait pas, qui était présent partout, peut-être même en chacun de nous.