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Cocci avait été saisi par un sentiment d'impuissance. Il connaissait la fin de la partie et cependant il devait la jouer. Il se souvenait de ces discussions auxquelles Mario Grassi avait participé, dans les caves de la faculté des lettres de Bologne, quand certains étudiants, peut-être les plus exigeants ou les plus fous, expliquaient qu'on ne pouvait faire régner la justice qu'en extirpant de la société, en tuant - ils osaient employer le mot - ceux qui la pourrissaient.

Dès ce temps-là, Cocci avait pensé qu'ils s'illusionnaient. Il avait eu l'intuition qu'on ne saurait se débarrasser du mal en liquidant des hommes. Ils sont trop nombreux! avait-il dit un soir à Mario Grassi. Et ils avaient tous deux quitté ce groupe dont ils connaissaient chaque membre, identifiant parfois les visages de leurs camarades quand les journaux annonçaient la mort ou l'arrestation d'un terroriste. A présent, certains d'entre eux s'étaient « repentis ». Et la méduse proliférait. Et il fallait combattre Morandi. Et cela ne servirait à rien. Il fallait le vaincre, mais ce ne serait qu'un épisode d'une suite sans fin.

Pourtant, Cocci devait, voulait l'emporter. Sinon, quoi? Être comme Balasso, la nuque ployée? Vomir, trahir?

Cocci avait traversé la cour pavée du Palazzo Ducale et, comme d'habitude, au moment où il se présentait sous la poterne, le carabinier sortit du poste de garde et lui proposa une lampe, mais Cocci refusa et s'éloigna, laissant derrière lui cette lueur jaune qui se diluait, ne formant bientôt plus qu'un halo indistinct.

Après avoir marché quelques minutes dans le parc, Cocci se retourna. Chaque soir, la disparition du Palazzo Ducale l'étonnait. L'immense façade rose n'était plus qu'une imprécise région du brouillard, ponctuée çà et là de taches plus claires, et il lui semblait que la coque d'un grand paquebot allait surgir de la nuit.

Mais aucun navire ne s'avançait. Cette illusion, ce désir, cette attente n'étaient qu'un souvenir de son adolescence, une image qui l'avait hanté : le dernier film qu'il avait vu avec son père.

Cocci se mettait à marcher lentement, prudemment.

Il ne distinguait ni les arbres, ni les allées, et, au bout de quelques minutes, il ne disposait plus d'aucun repère, avançant sans savoir où il allait, sans laisser de traces, le brouillard se refermant sur lui.

Cependant, chaque soir, Cocci s'obstinait, persuadé qu'il n'allait plus se perdre. Il comptait ses pas, tournait à droite, puis à gauche, croyant reproduire le tracé de la veille qui l'avait conduit jusqu'au pont permettant d'accéder au centre ville. Et, tout à coup, il butait sur un muret délimitant une vaste pièce d'eau qu'on appelait le laghetto.

Une nuit, après un coup de vent inattendu, une bourrasque glacée, le brouillard s'était déchiré et, l'espace de quelques minutes — après, le vent avait cessé et le brouillard était revenu —, Cocci avait découvert ce laghetto qui n'était qu'un marécage où des poissons noirs déchiquetaient dans les remous, des ordures, parfois le corps d'un animal mort, rat ou oiseau. Ce soir-là, Cocci avait même vu un chat blanc qui allait à la dérive, le ventre gonflé.

Le jour de l'interrogatoire de Balasso, il n'y avait pas eu de coup de vent.

Mais, traversant le parc, Cocci avait décidé qu'il se rendrait à Dongo, qu'il verrait le lac, l'homme qui avait retrouvé le corps d'Ariane Duguet.

44.

L'HOMME avait écarté les branches des massifs de lauriers-roses et, tendant le bras, avait montré à Cocci un monticule de terre, à quelques mètres à peine de la berge. Cocci s'était avancé, l'homme restant derrière lui, la cigarette cachée dans la paume de sa main gauche, les doigts repliés, et quand le juge, parvenu au pied du monticule, s'était retourné, il avait été frappé par l'expression de l'homme : sa peau ridée, tannée, striée de ridules, était tendue par une grimace; avec son menton en avant, sa bouche à demi ouverte, on aurait dit un chien s'apprêtant à mordre ou à hurler. Son visage montrait tant de haine en même temps que de mépris que Cocci pensa un instant que l'autre allait bondir sur lui, le tuer, le précipiter dans le lac.

Puis, Cocci continuant à le regarder, l'homme avait baissé la tête et quand il l'avait relevée, il était à nouveau ce vieil homme indifférent que le juge avait rencontré dans le hangar de Dongo où il habitait entre des coques d'embarcations, dans une sorte de réduit qu'il s'était aménagé avec des rames, des mâts, des voiles à la toile rapiécée, brûlée par le soleil.

C'est à peine s'il avait répondu aux questions de Cocci. Oui, il s'appelait Angelo Trovato, ça oui, il pouvait le dire, parce qu'on l'avait trouvé, enfant, au bord d'un chemin, au-dessus de Dongo. Et il n'en savait pas plus sur sa famille. Rien d'autre.

Cocci s'était assis sur une caisse, face à ce lit de camp sur lequel l'homme se tenait, les bras croisés, le menton sur la poitrine.

Je suis seul, avait déclaré Cocci. Ce n'est pas vraiment, pas encore une enquête. Vous n'êtes qu'un témoin. Vous me parlez d'homme à homme. Cette jeune femme que vous avez sortie de l'eau, vous vous en souvenez?

L'homme avait regardé Cocci avec des yeux inexpressifs. Il n'avait pas paru étonné, mais n'avait rien dit. Et Cocci avait dû poursuivre.

Est-ce que le matin, avec sa drague, l'homme avait drainé au hasard ou bien - comprenait-il le sens de la question ? - avait-il su que c'était là qu'il fallait chercher? Parce que, qui sait, dans la nuit, peut-être avait-il vu... On racontait à Dongo que l'homme se promenait souvent la nuit, même les jours d'averse, le long des berges, marchant seul. Cette nuit-là, peut-être l'homme avait-il aperçu une voiture, peut-être n'avait-il pas voulu confier ce détail aux carabiniers? Mais lui, Cocci, était juge d'instruction à Parme...

Le visage de l'homme ayant tressailli, il avait répété son nom : Roberto Cocci, juge d'instruction.

- Vous vous occupez de Morandi, avait lâché Trovato.

Pour Cocci, ç'avait été comme un éclat de lumière dans la nuit. Il avait parlé plus vite en se penchant vers l'homme.

Il avait inculpé Carlo Morandi de corruption, avait-il expliqué. On allait peut-être l'arrêter. Vous entendez, le mettre en prison. Morandi, vous savez qui c'est? Vous voyez, les choses changent. A la fin, la vérité, c'est comme le soleil, ça apparaît, ça perce les nuages, ça éclaire tout. Qu'est-ce que vous en pensez?

Mais l'homme avait repris son expression indifférente. Il avait allumé une cigarette et, au bout d'un long silence, il avait dit d'un air de défi, comme pour montrer à Cocci qu'il ne s'intéressait pas à cette affaire, à cette jeune femme : « Moi, quand ils m'ont trouvé, j'avais un oiseau mort serré dans mon poing, comme ça. »

Il avait montré sa main gauche qui tenait la cigarette cachée à l'abri de ses doigts repliés, et Cocci avait eu le sentiment que cet homme était retors, déterminé, qu'il n'avait rien de ce pauvre bougre que le lieutenant des carabiniers lui avait décrit.