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Homme de tous les métiers, il avait acquis peu à peu, avec sa drague, une sorte d'indépendance. On le louait, lui et l'engin. Parfois, il allait effectuer des drainages sur l'autre rive. On l'avait vu sur les chantiers de fouilles de Morandi, là où on avait exhumé, à quelques mètres de la berge, des vestiges romains, des statues. Mais, le plus souvent, il était employé par la municipalité de Dongo pour déblayer les pentes après la pluie, remettre les berges en état.

C'est comme cela qu'un matin, il avait sorti de l'eau cette pauvre Française. Le père était venu. On l'avait enterrée à Dongo; il avait décidé ça, le père. Morte ici, on ne savait pourquoi ni par quel chemin elle était arrivée là, et voici qu'elle allait rester dans notre terre. Ça faisait réfléchir, la vie, non ?

Quand l'homme, placidement, avait porté la cigarette à sa bouche tout en le fixant - et, pour la première fois, il y avait de la violence dans son regard -, Cocci s'était emporté.

Il fallait que l'homme lui montre tout de suite les lieux, avait-il exigé.

L'homme n'avait d'abord pas bougé, puis, tout en se levant, enfilant une veste de toile imperméable, il avait marmonné que lui-même avait toujours obéi aux lois, et que les juges, c'était la loi. Alors il allait le conduire, puisqu'ainsi le voulait le juge.

Ils avaient traversé le hangar et l'homme, tout à coup, s'était montré plus loquace.

C'est là qu'on l'avait mise en attendant de l'enterrer. Ce hangar, c'était un peu la morgue, à Dongo, pour les noyés. Si lui-même dormait là, c'est que sa propre vie, c'était déjà comme la mort, non?

Il y avait des vies, comme ça, qui pouvaient pas être pires. D'autres - on comprend pas pourquoi : qui choisit? - filent comme des bateaux, à pleines voiles. Mais ils coulent aussi. Et puis d'autres, on les tue.

Il avait dit au père de la jeune morte que, quand on meurt à cet âge-là, c'est qu'on vous a tué ou qu'on vous a laissé mourir.

Qu'est-ce que vous en pensez, monsieur le juge, vous qui en voyez, des choses, des gens, les pires, non?

Cocci n'avait guère aimé ce monologue, ces questions, cette attitude devenue complice, et il avait le sentiment désagréable d'être celui qu'on traque, qu'on pousse dans une nasse, qu'on leurre avec des mots.

- La voilà, avait dit l'homme en montrant sur l'un des quais la drague dont le bras d'acier, redressé presque à la verticale, brillait, le temps étant au beau. Au-dessus des montagnes de Bellagio, sur l'autre rive, passaient des chapelets de petits nuages d'un blanc lumineux. Le vent - une brise, plutôt - frisait la surface du lac et, quand Cocci et l'homme s'engagèrent sur le sentier longeant la berge, au-delà de Dongo, Cocci reconnut le parfum douceâtre des lauriers-roses.

Brusquement, Angelo Trovato s'était tu. Il avançait tête baissée, le dos voûté, ses bras tombant le long du corps. Quand il s'immobilisa, écartant les branches d'un massif de lauriers, tendant le bras vers le monticule de terre, Cocci sut que l'homme n'irait pas plus loin. Mais il ne s'attendait pas à cette haine, à cette violence, à ce mépris que, l'espace d'un instant, croyant ne pas être vu, Trovato avait exprimés.

Cocci l'avait rejoint et saisi par la manche. Leurs visages étaient si proches que le juge sentit l'haleine forte, chargée de tabac, de l'homme.

Pourquoi cet endroit? avait-il demandé. Pourquoi pas un autre? Pourquoi si loin de Dongo? Des éboulements, il y en avait eu de nombreux, cette nuit-là. Le lieutenant de carabiniers l'avait assuré.

Vous saviez que c'était ici, vous aviez vu. C'est pour cela que vous êtes venu ici, avait répété Cocci.

La vérité, c'était comme le soleil, Trovato devait s'en souvenir ; si ce n'était pas lui qui la révélait, d'autres le feraient, et alors Trovato serait coupable, jeté en prison pour faux témoignage.

Il était déjà en prison, avait bougonné Trovato.

Cocci n'avait pas lâché la manche de sa veste, au contraire, il l'agrippait avec le désir de secouer cet homme, avec la certitude désespérante qu'il s'irritait en vain.

Levant les yeux, il avait aperçu au sud, sur l'autre rive, dans une zone sombre — une cohorte de nuages masquait pour quelques instants le soleil —, la tache blanche de la Villa Bardi comme un bloc aux arêtes acérées crevant les mamelons verts des arbres et des massifs.

Il n'avait pas réfléchi à ce qu'il allait dire, mais il avait posé son autre main sur l'épaule de Trovato et avait chuchoté, visage contre visage :

- Imaginons que vous ayez vu Carlo Morandi cette nuit-là, que vous l'ayez reconnu. Il est accompagné d'Orlando, son régisseur. Vous l'avez déjà rencontré?

L'homme avait montré ses dents noires, ébréchées.

Donc, vous les connaissez tous deux. Vous êtes là par hasard. Leur voiture est arrêtée sur le bord de la route. Vous les voyez jeter le corps, ou jeter quelque chose. Vous revenez le lendemain matin. Vous draguez. Vous sortez la jeune Française. Vous ne dites rien, parce que vous avez peur. Morandi est puissant. Puis vous apprenez qu'un juge, à Parme, l'a inculpé. Vous aussi, vous voulez avoir les mains propres. Vous voulez faire briller le soleil de la vérité! Et vous témoignez sous la foi du serment, devant moi, aujourd'hui, dans le bureau du lieutenant de carabiniers. Vous dites ça, seulement ça. Ça me suffit. Ils ne s'en sortiront pas. On les tient, croyez-moi : un meurtre, c'est autre chose qu'une affaire de corruption, d'argent sale. Vous comprenez? Morandi, c'est votre ennemi, non?

Brutalement, Trovato s'était dégagé par un mouvement du bras et des épaules, reculant d'un pas. Son visage exprimait toujours de la colère et du mépris, mais aussi de l'anxiété et de l'hésitation. Cela se devinait à son regard, à la manière dont il semblait épier les alentours comme s'il avait craint d'être observé.

Il s'était remis à parler d'une voix sourde. Il n'avait rien vu. Il avait commencé à draguer là parce qu'il fallait bien commencer quelque part. Ç'aurait pu être ailleurs; ç'a été ici. Il avait déjà tout expliqué aux carabiniers. Il ne savait rien de plus. Rien.

Cocci l'avait à nouveau saisi aux épaules, secoué. Ils avaient l'occasion, à eux deux, d'en finir avec Morandi, avec la pourriture qu'il représentait. Le témoignage de Trovato permettait de tout expliquer, c'était la clé. Comprenait-il?

- Et moi? avait demandé Trovato d'une voix si basse que Cocci avait deviné la question plus qu'il ne l'avait entendue.

Il avait étreint les épaules de Trovato. Lui? Mais les carabiniers le protégeraient. Cocci s'engageait à lui obtenir un emploi, un logement. Il le pouvait sans difficulté, à Milan ou à Parme, au gré de Trovato.

L'autre avait levé la tête.

- Et moi? avait-il répété.

Cocci, d'une voix qu'il sentait déjà moins assurée, avait répondu que, comme témoin, Trovato serait placé sous la protection de la justice.

- C'est ça, avait murmuré Trovato, et, en se tournant, il s'était éloigné de Cocci, puis il avait écarté les branches de lauriers, et le monticule de terre était ainsi apparu à quelques mètres, par un effet de perspective, comme une verrue herbeuse flottant au-dessus de l'eau. Au loin, dans le même axe, Bellagio, la Villa Bardi en pleine lumière, le soleil à nouveau revenu.

Il avait eu du mal, avait repris Trovato, à la faire glisser de la drague sur la terre. C'était comme si elle s'accrochait. Par des marches en arrière puis en avant, il avait dû imprimer au bras de la drague de petites secousses, et, à la fin, le plus doucement qu'il avait pu, il l'avait déposée là. C'était comme une vraie statue avec ses cheveux longs, son visage gonflé, sa peau toute tachée, comme mordillée. Quelques jours de plus et on n'aurait plus rien retrouvé. C'est comme ça, le lac : ça dévore. Ils sont voraces, les poissons des berges, ces noirs qu'il ne faut jamais pêcher.

Après, il y avait eu le père. Le Français, ce fou, avait voulu savoir, et lui, Angelo Trovato, lui avait montré le lieu — tout en parlant, il tendait le bras en direction du monticule —, il lui avait décrit le corps. Le père voulait savoir? Comme s'il y avait quelque chose à dire, quand les gens sont morts. C'était sa fille, son enfant. A cet âge-là, il fallait bien le répéter, quand on meurt, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir. Mais est-ce que c'était sa faute, à ce pauvre père? Il marchait dans Dongo sous la pluie comme un homme qui ne comprend plus rien à rien. Il l'avait fait enterrer ici, alors qu'il aurait dû la ramener chez lui, car les morts aussi ont le droit de vivre dans leur pays, dans leur maison, là où on les aime, où on les connaît. Mais peut-être que personne ne tenait plus à elle? Peut-être qu'elle n'avait plus de raison, de pays? Elle était perdue. Alors, autant qu'elle soit couchée là où elle était morte.