- Je dois vous dire maintenant..., avait repris le docteur Ferrucci.
Cocci avait sursauté.
Qui était-il, celui-là, mains jointes, tête baissée, qui murmurait qu'en effet, comme le père de la jeune femme l'avait pressenti, il l'avait vue vivante, quelques jours auparavant, avant qu'on ne la retrouve morte. Mais, ajouta-t-il d'une voix rapide, il l'avait déclaré aux carabiniers, et, tous ensemble, ils avaient décidé de se taire pour ne point accabler ce père, le juge comprenait-il? Cet homme délirait, il marchait nuit et jour dans les rues de Dongo, sous des pluies comme on n'en voit ici que trois fois par siècle, il allait le plus souvent tête nue, Ferrucci avait dû lui administrer des calmants. Tous avaient craint que l'homme ne mît fin à ses jours.
Si le juge l'avait vu, au cimetière, seul, il aurait compris que c'était l'image du malheur, entendez-vous? Fallait-il lui dire que sa fille était déjà une morte vivante? On en voit ainsi, de ces pauvres jeunes, oiseaux perdus, oui, pauvres oiseaux perdus, que le vent pousse, ils n'ont plus rien, il faudrait les accueillir, les soigner, les sevrer lentement, avec une attention de chaque seconde. Mais qui, aujourd'hui, dans notre monde, sait encore écouter? Les policiers arrêtent, les juges rendent la justice. Mais quelle justice, si personne ne tend la main? Si vous aviez vu ses bras, ses veines... J'ai voulu la retenir, la diriger vers l'hôpital, mais elle s'est enfuie aussitôt. D'où venait-elle? De Parme, peut-être de la Villa Bardi? On m'a dit qu'elle avait été employée par la Morandi Communication. Mais pourquoi enquêter, pourquoi savoir, pourquoi accuser? Je n'ai rien dit au père. Cette fille portait la mort en elle. Il aurait fallu l'aimer, avant. Peut-être qu'au point où elle en était, une présence d'amour eût pu la sauver encore, non pas un geste, monsieur le juge, mais une vie entière vouée à elle pour lui réinsuffler à chaque seconde un peu de vie - on parle de bouche à bouche, c'était cela qu'il fallait: du coeur à coeur.
Ferrucci - il hochait la tête, la balançait de droite et de gauche - ne pouvait pas. Il était le seul médecin à Dongo, et tous les ans, une volée de ces oiseaux perdus venait mourir ici, sur les bords du lac.
C'était l'homme à la drague qui avait confié à Cocci qu'enfant, quand on l'avait retrouvé, il serrait dans son poing un oiseau mort.
Ariane Duguet s'était donc enfuie, avait repris Ferrucci, et elle avait dû errer quelques jours, peut-être mourir au bord de l'eau. Car tel était bien le diagnostic qu'il avait porté: elle n'avait pas succombé à une noyade, mais à un arrêt cardiaque - overdose, dit-on, trop de mort en elle, dans ses veines, dans sa tête. Puis elle avait sans doute basculé dans l'eau, ou bien quelqu'un l'y avait jetée, ne souhaitant pas qu'on trouve son corps chez lui. Ce n'était plus l'affaire de Ferrucci. Est-ce que c'était même encore une affaire? Qu'est-ce que cela changeait? Elle en avait fini de souffrir, et si l'on avait voulu poursuivre tous ceux qui étaient responsables de sa mort - n'est-ce pas, monsieur le juge? -, quelle foule dans la cage du tribunal, oui, quelle foule : Morandi, peut-être, mais aussi bien le père, des journalistes, des banquiers, tous les hommes, et moi avec, moi qui l'ai laissée partir, finalement...
Maintenant je m'en vais, avait conclu le docteur Ferrucci, et, sans même que Cocci lève la tête, il avait quitté le salon de l'Hôtel Stendhal.
Il faisait si beau. L'air avait la légèreté d'un parfum et Roberto Cocci avait marché vers le port, puis s'était engagé sur la digue.
Il y avait si peu de brume que la rive opposée, Bellagio et la Villa Bardi semblaient à portée de main. Et, tout à coup, cette douleur, comme si, de l'intérieur de son ventre, on lui avait déchiré la peau, la lacérant du nombril à la hanche. Et Cocci avait eu envie de vomir.
Puis cette bourrasque dans tout son corps, et cette envie d'y mettre fin, de se laisser tomber, comme si sa tête était devenue trop lourde pour qu'il la portât droite.
Elle l'entraînait vers l'eau, vers le fond. Et c'était aussi le fond de ce qui était en lui, au plus intime de son corps, qui voulait s'échapper de lui, rejoindre ces algues, ces poissons noirs.
Il y avait eu le long hurlement d'une sirène courant à la surface du lac.
Cocci avait vu, comme dans un souvenir, le bateau s'avancer, l'étrave creusant son sillon blanc, passant devant lui, et il avait pu lire en poupe ce mot: L'Innomato.
46.
DEUX semaines s'étaient écoulées et lorsque, dans la longue galerie aux parois tapissées de marbre blanc qui descendait des caves de la Villa Bardi vers les berges du lac, Carlo Morandi s'était penché vers Roberto Cocci et lui avait soufflé: « Maintenant, nous avons fini, n'est-ce pas, monsieur le juge, vous avez tout retourné, jusqu'aux poches de mes vestes et de mes pantalons, non? », Cocci avait su qu'il avait perdu.
Il avait voulu regagner le parc, repartir aussitôt pour Parme, mais Morandi s'était placé devant lui et, le bras tendu, il avait montré la galerie, le side-car jaune sur lequel les plaques d'immatriculation étaient encore marquées de l'emblème de la Wehrmacht, mais la croix gammée avait été effacée : « Il vous restait ça, avait repris Morandi, et, vous le constatez, ce n'est qu'une vieille machine, une sorte de trophée, ma première prise. Le soldat qui la conduisait était un homme énorme, et nous, nous n'étions que des enfants. Savez-vous ce qu'il est devenu? Les poissons, mon cher, les poissons du lac, ce sont de grands nettoyeurs! Demandez à Franz Leiburg, il vous le dira: dans toutes les guerres, il y a des équipes chargées de nettoyer, d'effacer les traces. Parfois avec des couteaux de boucher, ou avec des lance-flammes, des fours crématoires. Horrible, n'est-ce pas? Eh bien, ici, monsieur le juge, ce sont les poissons noirs, les poissons de berge qui font ce travail. Ils sont très efficaces. On n'a jamais retrouvé le soldat. Avez-vous remarqué le blason des Bardi? On y voit l'un de ces poissons noirs, surmonté d'une tour. Nous sommes ici, à Bellagio, depuis aussi longtemps que ces poissons, les Bardi sont des animaux préhistoriques, non? Et vous vouliez être le cataclysme qui nous ferait disparaître? Soyez beau joueur, reconnaissez-le, monsieur le juge! Allons, marchons un peu... »
Morandi avait pris Cocci par le bras et celui-ci n'avait osé se dérober. Cet homme avait une détermination, une force auxquelles il était difficile de résister. Cocci s'était retourné, regardant son greffier, les carabiniers qui bavardaient entre eux, entourant avec curiosité le side-car.
Tout le monde, même les juges et les carabiniers, aime les gros jouets, avait souligné Morandi. Il fallait les laisser satisfaire leur curiosité. On ne voyait plus beaucoup d'engins de guerre de cette sorte, non?
Morandi ne serrait pas le bras de Cocci, mais la pression était suffisamment forte pour que le juge se sente prisonnier, contraint de suivre, de s'engager dans les allées du parc.
Quand ils eurent atteint l'escalier conduisant à la terrasse, il pensa que Morandi lui avait tendu un piège; il s'attendait à voir surgir des photographes d'Il Futuro: le lendemain, le quotidien de Morandi publierait des clichés montrant l'inculpé et son juge dans le parc de la Villa Bardi, amicaux, complices.
D'un geste vif, Cocci avait donc retiré son bras et Morandi l'avait regardé avec une moue d'étonnement, montrant par cette mimique que Cocci, s'il le voulait, était libre de mettre fin à cette promenade, qu'il n'était soumis à aucune contrainte, qu'on ne cherchait pas à le surprendre.
- Nous pourrions parler d'homme à homme, non? avait dit Morandi. Mais...
Il avait haussé les épaules, souriant, méprisant, et Cocci, se sentant humilié, avait fait un pas vers les massifs de lauriers.
De quoi Morandi voulait-il parler? Fallait-il appeler le gref fier, les carabiniers? Cocci était un juge en train de perquisitionner la demeure d'un inculpé en liberté provisoire. Il n'y avait pas place pour un bavardage d'homme à homme, mais pour des déclarations, des questions.