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Tout au long de ces trois jours, comme si elle n'avait plus ni voix, ni volonté, éprouvant une joie paisible à se sentir envahie par le passé de Mario, à le laisser choisir les itinéraires, les haltes, comme devant cette ferme qui avait appartenu au père de Roberto Cocci, ou au milieu de ces paysans qui, sur la place de Vignola, petite ville non loin de Reggio nell'Emilia, traitaient leurs affaires, debout sous les arcades, ou envahissaient la chaussée, formant une masse grumeleuse et bruyante à laquelle Mario Grassi avait voulu se mêler, persuadé qu'il allait reconnaître certains témoins de sa jeunesse. Mais on les avait regardés comme des étrangers et l'humeur de Grassi avait changé, passant de l'exaltation à l'abattement, comme s'il venait seulement de comprendre que son enfance s'était perdue comme les lignes de relief barrant la plaine enfouie dans la brume.

Épuisé, il s'était laissé tomber sur le lit, dans la chambre de l'Hôtel Baglioni de Parme, à quelques centaines de mètres seulement du Palazzo Ducale, et il n'avait même pas protesté quand Joan lui avait dit, sans avoir rien prémédité, qu'elle allait partir seule pour Dongo; Mario l'attendrait ici, à Parme, et à son retour, dans quatre ou cinq jours, il lui ferait visiter la ville, ce Baptistère dont il parlait tant; il pourrait même organiser un dîner avec Mario Cocci.

Elle s'était hâtée de partir, profitant de son désarroi, de sa nostalgie, de l'impuissance ressentie quand on se retrouve ainsi à la jointure de sa vie, qu'on reconnaît certains lieux comme si le temps n'avait pas bougé, et pourtant il a coulé, et l'on est devenu cet errant qui croit à chaque pas rencontrer celui qu'il a été...

Elle avait roulé jusqu'à Côme, si vite qu'elle n'avait pu même réfléchir, et ce n'est qu'à la vue du lac, quand elle avait emprunté la route longeant les berges, à l'ouest, vers Dongo, qu'elle avait ralenti, se demandant où elle en était de sa propre vie, ce qu'elle cherchait en poursuivant cette enquête au-delà du raisonnable, ignorant les menaces de Franz Leiburg, lançant des défis, déposant plainte contre Leiburg - c'était le meilleur moyen de se protéger, avait-elle dit à Arnaud, alors qu'elle n'ignorait pas qu'il s'agissait pour elle de provoquer Morandi, Orlando, Leiburg, qu'elle avait envie de se tenir au bord du gouffre pour sentir l'attrait du vide, jouer avec le vertige, peut-être étouffer en elle ce désir de s'arrêter enfin, de se désintéresser du monde, de prendre la main de Mario Grassi, d'enrouler son bras autour du sien, de poser sa tête sur son épaule, de fermer les yeux.

Elle y aspirait tant, elle le redoutait tant, aussi, parfois même avec des mouvements de répulsion, comme si l'imaginer revenait déjà à patauger dans cette glu douceâtre qui suintait des mauvais romans ou des mauvais films, ce bonheur à pleurer.

Ce mot, celui de ses parents à Beware : happiness, happy, happy, comme un jappement qu'elle avait fui, avec les images qu'il évoquait, si ridicules et convenues - comment oser se dire qu'elle aspirait à poser sa tête sur l'épaule de Mario Grassi? et pourtant, c'était bien cela qu'elle voulait: happiness - elle l'avait chassé, ce mot, en s'enfonçant encore plus avant dans cette enquête.

- Tu es folle, lui avait répondu Arnaud. Tu as été en pointe, les lecteurs ont compris, laisse tomber pour quelque temps. Vois où ça va, et reprends plus tard.

Elle avait secoué la tête. Elle allait permettre au journal de gagner tous ses procès, elle allait leur faire plier les genoux. Et c'était comme si ces résolutions la grisaient.

Chaque information qu'elle recueillait sur les achats de parts de l'agence H and H par la Morandi Communication, sur les conditions de la prise de contrôle de l'Universel, sur la coordination des projets éditoriaux avec le quotidien de Parme, Il Futuro, était un moyen de colmater cette brèche, en elle, par où son énergie se liquéfiait, son mode de vie se relâchait, incapable qu'elle était de résister à l'attrait que Mario Grassi exerçait sur elle.

Était-ce cela, l'amour, cet éblouissement, cet aveuglement, cette chaleur diffuse dans tout le corps, cette exaltation et cet abattement, tout à coup, quand elle se voyait, dans un éclat de lucidité, soumise à ses sentiments, elle qui avait toujours, depuis ses années d'université, privilégié la maîtrise de soi, la raison, la sagesse? Facts are facts... Only facts...

Malgré les menaces de Franz Leiburg, elle s'était donc obstinée.

Elle était cependant tentée à tout instant de téléphoner à Grassi. Elle avait envie de lui proposer de quitter Paris, de s'installer dans un autre pays, de recommencer ensemble une vie banale, rectiligne, avec une maison, des enfants, un jardin, des rosiers - le rêve et l'horreur.

La part d'elle-même qui s'affolait de cette tentation se servait de l'enquête pour dompter, piétiner son désir. Joan était habile dans cet affrontement qui la divisait. Elle savait comment mettre en branle des engrenages qui l'obligeraient ensuite à persévérer, même si, une fois entraînée, elle devait regretter de ne pouvoir en effet rencontrer Grassi comme elle le souhaitait.

Dans ce restaurant chinois de l'avenue Raymond-Poincaré où ils avaient déjà souvent dîné, elle avait ainsi retrouvé Christophe Doumic qu'elle avait senti heureux et surpris de l'intérêt qu'elle semblait à nouveau manifester pour lui. Elle l'avait écouté, le menton posé dans ses paumes, ne quittant pas ses yeux, et il gloussait comme un paon, se rengorgeant: « Mon ministre, mon ministre, mon ministre... »

Joan avait souri avec bienveillance, dissimulant sans peine le mépris - et même la rage - que la vanité de Doumic lui inspirait. Comment avait-elle pu accepter de s'allonger auprès de cet homme si fat, si vide? Ou bien l'amour qu'elle éprouvait pour Grassi l'avait-elle changée à ce point qu'elle voyait le monde et les êtres de manière différente, comme si sa vision était brusquement devenue plus perçante, implacable? Mais elle faisait mine de se passionner pour les péripéties de la vie professionnelle de Christophe, les étapes de sa carrière si brillante, puisqu'elle souhaitait obtenir de lui des renseignements sur les transferts de fonds qui avaient permis l'achat de l'agence H and H d'Hassner et de l'Universel journal de Pierre-Yves Lavignat.

Que savait-on aux Finances? interrogeait-elle. Avait-on ouvert une enquête?

Christophe Doumic écartait ces questions d'un geste de la main et reprenait son récit: « Le ministre m'a dit... »

Il avait avancé son genou, peut-être par mégarde, touchant celui de Joan, faisant comprendre ainsi qu'il espérait, après le dîner, qu'elle le suivrait comme autrefois dans l'appartement de l'avenue Mozart dont les meubles étaient sans doute toujours recouverts de housses blanches, luisant dans la pénombre du grand salon.

Mais, tout en laissant son genou contre celui de Christophe, Joan avait insisté. Elle allait lancer des accusations dans Continental. Elle avait rencontré deux parlementaires, l'un de la majorité, l'autre de l'opposition, qui s'apprêtaient à publier un rapport sur le blanchiment de l'argent de la drogue et du crime organisé, les investissements dans les entreprises européennes ou russes, surtout dans le domaine de la communication, et le nom de la banque Balli, à Lugano, liée à toutes les sociétés de Morandi, était, avait-elle appris, cité à plusieurs reprises.

Si le ministère des Finances n'ouvrait pas d'enquête ou - elle avait baissé la voix - si Christophe ne lui communiquait pas d'informations, Joan serait peut-être contrainte de mettre en cause le ministre et ses services : passifs, naïfs, aveugles, complices? Christophe sentait bien, n'est-ce pas, qu'elle le regrettait, mais facts are facts.

Doumic avait d'abord paru indifférent, ennuyé seulement de ne pouvoir poursuivre son récit, puis, au fur et à mesure que Joan parlait, il avait changé d'attitude, éloignant son genou du sien, découpant à gestes nerveux le canard à la chair rouge sang qu'il avait laissé refroidir.