- Mais que voulez-vous enfin? avait-il lancé, interrompant Joan.
Le ministère des Finances, avait-il expliqué, n'avait aucune raison d'ouvrir une enquête sur des opérations qui « formellement » étaient on ne peut plus régulières.
Joan avait souri, caressé la main de Christophe.
- Je vous laisse l'addition? avait-elle dit en se levant. J'ai ma voiture, beaucoup de travail ce soir, mais je vais vous donner une raison d'agir. A vous de décider avant l'avalanche. Je vais lancer une toute petite pierre, un avertissement. Vous ouvrirez une enquête et on se reverra. D'accord, Christophe?
Il balbutiait, déçu, irrité, désemparé, répétant: « Mais enfin, Joan, vous n'allez pas partir comme ça!
- Mais si, mais si, vous savez bien, Christophe, je suis imprévisible! »
Il s'était levé, s'était attardé à régler l'addition, et elle était déjà sortie du restaurant, se dirigeant vers sa voiture, démarrant vite, puis roulant lentement le long des quais, rive droite, les avant-bras posés sur le volant, la tête penchée en avant, à la fois joyeuse et amère, satisfaite d'avoir tenu Christophe Doumic dans sa main, et désespérée de rentrer seule, s'accusant de ne pas être capable de choisir une bonne fois de vivre avec un homme, Mario Grassi, puisqu'elle l'aimait, qu'il était sans doute le premier depuis ses années d'université — les autres, et en particulier les deux derniers, Doumic, Jean-Luc Duguet, elle les avait simplement laissés jouer avec son corps ou son affectivité, mais aucun d'eux ne l'avait prise ainsi, tout entière -, et il fallait, pour desserrer cette étreinte, qu'elle se voue sans relâche à cette enquête, qu'elle mette en marche l'engrenage afin de se laisser entraîner.
Elle s'était rendue à Lugano, seule. Elle avait une nouvelle fois essayé de rencontrer Ferdinando Balli. Elle avait été éconduite avec brutalité, raccompagnée dans le hall de la banque par des huissiers qui, tout en l'encadrant, paraissaient ne pas prêter attention à elle, mais la dirigeaient inexorablement vers la sortie. Elle avait repris l'avion le jour même, ayant l'impression d'avoir été suivie, se demandant même si l'individu qui était assis derrière elle dans la cabine n'était pas celui qu'elle avait à plusieurs reprises repéré dans les rues de Lugano, marchant non loin d'elle, puis l'attendant à la sortie du restaurant. Mais rien ne s'était passé.
Elle avait publié un article qui avait été repris par l'ensemble de la presse et dans lequel, bénéficiant des informations des deux parlementaires, elle décrivait le parcours de l'argent qui avait servi aux rachats de la société d'Hassner et du journal de Lavignat. Mais, habilement, elle n'avait présenté ces faits que comme des hypothèses, ne citant explicitement ni l'agence H and H, ni l'Universel.
A Continental, Bedaiev s'était indigné. C'était, avait-il dit, du journalisme de dénonciation et de chantage! « Nous ne sommes pas des corbeaux!» avait-il lancé au cours d'une conférence de rédaction, cependant qu'Arnaud se taisait et que Jean-Luc Duguet répétait d'une voix monocorde que l'article était intéressant, et qu'à des situations exceptionnelles il fallait trouver des réponses exceptionnelles, non?
Joan s'était levée, avait claqué la porte et, enfermée dans son bureau, elle avait connu un moment d'abattement, de désespoir. Tout cela était vain, lui semblait-il soudain. Elle n'avait même pas répondu à sa secrétaire qui lui indiquait que M. Doumic avait cherché à la joindre à plusieurs reprises, qu'elle devait le rappeler d'urgence. Il y avait eu aussi un message de Franz Leiburg: il demandait une réponse.
Brusquement, elle n'en pouvait plus.
Elle était restée un long moment la tête dans les bras, exténuée. A quoi servait cette enquête? Une filière démasquée, Morandi arrêté, d'autres fonctionneraient, plus efficaces encore. Morandi sortirait de prison, ou bien certains de ces hommes dont Leiburg avait évoqué la puissance et la cruauté le remplaceraient. Elle, pour sa part, y aurait perdu Mario Grassi.
Jean-Luc Duguet, qu'elle avait évité depuis plusieurs semaines, avait entrouvert la porte de son bureau, s'était penché en avant, n'osant entrer, se bornant à l'appeler, et elle s'était redressée.
Il avait eu une mimique marquant qu'il s'excusait de la surprendre, mais il tenait à la féliciter. C'était courageux, ce qu'elle faisait, remarquable, murmurait-il, du très grand journalisme, un acte de civisme, il était fier pour le journal. Elle représentait... Il s'était mis à balbutier : Elle le savait bien, il avait toujours pour elle des sentiments qui n'étaient pas seulement... Enfin, elle comprenait. Si elle voulait, il...
La phrase s'était perdue dans une respiration bruyante.
Elle avait décroché le téléphone et répondu, sans regarder Jean-Luc, qu'elle allait prendre une dizaine de jours de vacances avec un ami.
- Bien, bien, avait murmuré Jean-Luc en hochant la tête.
Il avait refermé la porte.
Elle avait dit à Grassi : « Emmène-moi chez toi, à Bologne, à Parme. Emmène-moi, Mario! »
Ils étaient partis le soir même par le dernier vol d'Alitalia, et lorsque, assis près d'elle, Mario avait passé son bras autour de son épaule demandant s'il était une simple « couverture » pour son enquête ou bien si elle désirait vraiment connaître les paysages, les rues qui l'avaient marqué, qui l'avaient fait ce qu'il était -Amarcord, avait-il murmuré, amarcord : il voulait se souvenir avec elle, pour elle -, elle s'était abandonnée. Elle avait fermé les yeux, la tête sur son épaule, disant à voix basse - mais avait-il entendu? - « mon amour, mon amour », tout en réfléchissant qu'elle allait pouvoir rencontrer les témoins à Dongo, l'homme à la drague, le docteur Ferrucci, et, à Parme, le juge Roberto Cocci.
Peut-être était-ce ainsi qu'il fallait vivre, en mêlant les parts contradictoires de soi, en jouant de l'une contre l'autre, en se servant de l'une pour renforcer l'autre?
Ils avaient donc parcouru ensemble les rues de Bologne, de Modène, de Vignola, de Reggio nell'Emilia, puis les routes de campagne dans la « pianura ».
Ils avaient déjeuné sous les arcades entourant des places où la couleur des pavés se mariait, dans un dégradé de teintes, aux briques des façades, au marbre des statues. Puis ils étaient arrivés à Parme et Mario s'était allongé sur le lit, à l'Hôtel Baglioni, troublé par cette longue régression dans sa jeunesse qui le laissait dolent, inquiet, et Joan avait profité de ce désarroi pour se rendre seule à Dongo, et maintenant, assise devant la fenêtre de sa chambre de l'Hôtel Stendhal, elle suivait des yeux, sur le lac, le sillage des navires, se demandant comment, pourquoi des vies se croisent et changent brusquement de sens.
48.
QUAND Joan, s'était arrêtée, au milieu de la Piazza del Duomo, parlant longuement avec ce jeune Africain qui venait de lui demander l'aumône - « Mille lire, prego, mille lire per un caffè », avait-il dit; plusieurs fois déjà au cours de la journée elle avait été suivie, alors qu'elle visitait Parme, par l'un ou l'autre de ces Africains qui harcelaient les passants, proposant des colifichets mais réclamant en fait un billet ou une poignée de pièces -, ni Roberto Cocci ni Mario Grassi, qui s'étaient immobilisés quelques pas plus loin, ne s'en étaient étonnés.
Puis Joan les avait rejoints et ils s'étaient dirigés tous trois vers la Piazza della Pace, pour finir la soirée dans le café où, jusqu'au milieu de la nuit, se retrouvaient les jeunes de Parme et ceux qui comptaient dans la ville. Ni Cocci ni Grassi n'avaient alors remarqué à quel point le visage de Joan était empreint de gravité, de tristesse. Elle semblait bouder, sur le point de pleurer, et si elle marchait toujours très droite, le menton un peu levé, sa silhouette exprimant l'énergie et l'autorité, elle gardait la tête baissée, ses cheveux tombant sur son front, cachant même ses yeux.