S'ils l'avaient questionnée, leur aurait-elle confié qu'elle pensait si douloureusement à Ariane Duguet qu'elle en était désespérée? Que ce jeune Africain lui avait rappelé Makoub, celui qu'Ariane avait accueilli chez elle - et si elle ne l'avait pas croisé, rue de Sèvres, puis dans ce square donnant sur le boulevard Raspail, si les trajectoires de leurs vies, que rien ne semblait destiner à se rencontrer, s'étaient poursuivies sans se couper, peut-être Ariane ne serait-elle pas aujourd'hui cette morte couchée dans le cimetière de Dongo?
Après avoir vu Angelo Trovato et le docteur Ferrucci, Joan était montée jusqu'au Camposanto — elle avait aimé cette expression employée par le docteur: camposanto, le champ saint. Elle s'était recueillie devant la tombe, une simple dalle de granit dont l'inscription en lettres dorées était illisible, couverte de boue séchée. Puis elle était redescendue lentement vers Dongo, s'arrêtant presque à chaque pas, contemplant le lac, ce miroir aveuglant où le soleil, jouant de chaque vague, renvoyait des reflets brillants qui obligeaient à détourner les yeux, à regarder vers les berges, vers ces allées de lauriers que Joan avait parcourues avec l'homme à la drague, Angelo Trovato, puis avec le docteur Ferrucci.
L'un et l'autre l'avaient bien accueillie. Trovato, presque avec tendresse, la regardant en hochant la tête et répétant: « Elle était belle, jeune comme vous. Comment oublier une morte comme elle, une statue, mais vivante... enfin, morte mais vivante, vous me comprenez? »
Ferrucci lui avait pris le bras avec une familiarité paternelle et elle avait marché à son pas, s'arrêtant avec lui qui, de la main gauche — la droite serrant le poignet de Joan - ponctuait ses phrases. Oui, il l'avait déclaré au juge Cocci, mais pas au père de la jeune Française - pour quoi faire, hein, à quoi cela servait-il de faire souffrir, puisqu'elle était morte et que, de toute façon, c'était inévitable, on aurait dit autrefois que c'était le destin, qu'elle devait mourir - il avait dit au juge qu'il l'avait vue, deux ou trois jours avant la découverte du corps dans le lac, si faible, avec déjà la mort en elle, et il avait essayé de l'aider, de la faire entrer à l'hôpital, mais elle était de ces jeunes - il en voyait chaque année, l'été - qui refusaient de vivre. « Il faut la foi pour vivre, Mademoiselle, la foi en l'avenir, celui d'après la mort. Ou bien il faut du moins qu'il y ait un sens ici-bas si l'on veut ne croire qu'en cela, pourquoi pas: hier, c'était le communisme, le socialisme, je ne sais trop. Mais elle, mais eux, ils ne croient en rien; il ne reste que la drogue comme moyen d'échapper à la prison qu'est la vie, quand on ne croit pas, qu'on n'a plus d'avenir. »
Quand ils s'étaient retrouvés devant le monticule de terre où Angelo Trovato avait déposé le corps (c'était bien l'endroit que ce dernier avait déjà montré à Joan), Ferrucci expliqua qu'il ne l'avait vue que beaucoup plus tard, les carabiniers n'étant pas parvenus à le joindre; il était en tournée, seul médecin à Dongo; mais, quand il l'avait vue, il l'avait aussitôt reconnue et il s'était dit que si cette jeune femme, presque une jeune fille, avait eu la chance de croiser à temps un ami, un homme de foi qui lui aurait donné confiance, qui lui aurait communiqué sa propre espérance, alors peut-être qu'elle aurait marché à ses côtés pour toute la durée de la vie. Il suffisait parfois d'une rencontre pour changer le cours d'une existence, mademoiselle le savait, n'est-ce pas, elle qui paraissait, malgré sa jeunesse, avoir de la raison, de l'intelligence, et surtout - Ferrucci avait serré le poignet de Joan - de la sensibilité, de la compassion.
C'était cela qui le fascinait, qui faisait de lui un croyant, un homme de foi et de prière: le miracle, le mystère, chacun les vivait. Qui place quelqu'un sur le chemin de l'autre, pourquoi celui-là et pas celui-ci? « Pourquoi se comprennent-ils ou, au contraire, se haïssent-ils? Combien avons-nous ignoré ceux qui auraient pu jouer un rôle dans notre vie: ils étaient dans notre regard, nous les avons vus et nous n'avons pas voulu aller vers eux... C'est cela qui est fascinant, qui m'oblige à m'agenouiller, à prier. Je vis ainsi, je renouvelle ma rencontre avec le Christ. Pauvre fille, qui avait-elle rencontré, qui avait ainsi modifié sa vie? Qui n'avait-elle pas vu? Voilà le mystère, celui de l'amour. Vous aimez, mademoiselle, on vous aime? »
Joan n'avait répondu que par un hochement de tête. Le docteur Ferrucci avait répété qu'il fallait aimer, que là était la rencontre, source de l'énergie et de la foi, source de toutes joies.
Peut-être Ariane Duguet n'avait-elle jamais aimé. Surtout, peut-être ne l'avait-on jamais aimée? Même son père, à présent si malheureux, Ferrucci l'avait vu, mais qui n'avait peut-être été qu'un homme d'abord occupé de lui-même. Ariane Duguet avait pu être ainsi à la merci d'une rencontre, et le plus mystérieux, c'est qu'une heure avant, celle-ci aurait peut-être été dénuée de toute importance...
Tout au long du trajet de retour entre Dongo et Parme, alors que l'air était si léger, si parfumé - d'abord par les lauriers, puis par la senteur de jeunes pousses, maïs ou blé — qu'elle avait roulé vitre baissée, le vent soulevant ses cheveux, Joan avait eu le sentiment troublant de tout connaître d'Ariane, comme si, maintenant qu'elle avait vu les lieux de sa mort, elle pouvait faire sans se tromper le récit de sa vie, cette succession de rencontres, en effet, de Makoub à Roy, de Franz Leiburg à Morandi, peut-être à Orlando, chacun de ces hommes l'entraînant à sa suite, se servant d'elle - Makoub, le pauvre Makoub se révélant tout aussi responsable qu'un Leiburg ou un Morandi.
Elle ne croyait plus à la culpabilité de ce dernier. Le docteur Ferrucci avait sans doute raison de penser qu'Ariane était morte d'un arrêt cardiaque, mais peut-être n'était-elle pas tombée seule dans le lac, peut-être était-elle morte Villa Bardi et avait-on caché son corps en attendant la nuit, l'enfouissant dans le coffre d'une voiture qu'Orlando avait conduite jusqu'à quelques kilomètres de Dongo, là où la route surplombe la berge. Il pensait aller plus loin, mais les éboulements avaient dû le contraindre à s'arrêter. Il avait alors jeté le corps, imaginant que les poissons de berge, ces nettoyeurs, allaient le déchiqueter, l'entraîner vers les fonds sableux.
Angelo Trovato avait dit à Joan: « Le lac est une grande fosse. »
Qu'avait-il vu au juste?
Il lui avait répété en secouant la tête qu'il avait dragué là par hasard, qu'il aurait pu commencer ailleurs. Elle le croyait, non? Mais il avait semblé à Joan qu'avec ses yeux, il l'exhortait à ne point le croire. Qu'il lui faisait comprendre qu'il avait surpris ceux qui s'étaient débarrassés du corps d'Ariane Duguet par cette nuit d'averse et de grand vent.
- Vous ne savez rien?
- A quoi ça sert de savoir? avait-il répondu.
Puis il n'avait plus parlé, regagnant d'un pas lourd le hangar où il couchait et où Joan avait renoncé à le suivre.
Elle avait retrouvé Mario Grassi à Parme. Elle avait vu Roberto Cocci, d'abord en tête à tête dans son bureau du Palazzo Ducale, puis elle avait dîné avec lui et Mario dans un restaurant de la Piazza del Duomo, et tandis qu'ils se dirigeaient vers la Piazza della Pace pour finir la soirée dans un café à la mode, cet Africain l'avait abordée, lui rappelant Makoub, le hasard des rencontres, au milieu de cette place dont les pierres grises exprimaient une histoire si différente de celle du continent d'où lui-même venait. «Mille lire, prego, mille lire per un caffè!»
Comme Makoub qui avait interpellé Ariane Duguet, rue de Sèvres, parce qu'elle était, avait-il dit, belle et altière et portait un signe, une sorte de lumière au-dessus d'elle, comme une fille de roi.
En cette fin de siècle, les hommes et les femmes étaient ainsi jetés en vrac comme des billes roulant en tous sens sur le sol; certaines se frôlaient, d'autres se heurtaient, quelques-unes se perdaient dans l'eau du lac.