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Elle n'était plus que Joan Finchett, une excellente enquêtrice, une remarquable journaliste qui vivait, disait-on, avec Mario Grassi, cet essayiste qui dirigeait l'Institut culturel italien, rue de Varenne.

Mais je ne prêtai pas davantage attention à ce deuxième signe.

Je me félicitais : quelle maîtrise de soi, quelle sortie exemplaire du gouffre où je m'étais enfoncé durant des mois: clinique, cure de sommeil, psychiatrie, absence d'énergie, dérive, malaise, dépendance morale à l'égard de Joan. Maintenant j'agissais; les mains sur ma blessure ouverte, je contenais le sang.

J'étais fier de moi!

A raison de deux ou trois séances par semaine, je voyais alors le docteur Boullier, qui est aussi psychanalyste. Il me recevait dans son cabinet, dans l'un des immeubles récents qui bordent la rue de Sèvres et qui font face au square. La pièce était petite, basse de plafond, mais claire; parfois, quand le docteur me raccompagnait, je m'avançais jusqu'à la baie vitrée donnant sur une étroite terrasse et j'apercevais les massifs du square, et même les bancs sous l'un desquels, d'après Joan Finchett, Ariane avait dormi, la première nuit, avec cet Africain, Makoub. Elle avait obtenu son témoignage et, grâce à lui, retrouvé ce photographe, Livio Roy, dont je connaissais l'atelier, rue de la Gaîté, pour y avoir cherché à mon tour, après qu'elle m'eut définitivement quitté, la trace d'Ariane. Roy, ignorant qui j'étais, m'avait dit, parlant de ma fille, qu'elle possédait « la tête et le cul », donc tout ce qu'il fallait pour faire une brillante carrière.

Je me souvenais de tout cela et j'en avais fait le récit au docteur Boullier, mais, quand j'avais voulu revenir sur chaque épisode, recommencer à lui raconter la vie d'Ariane telle que je l'imaginais après coup, telle que Joan Finchett l'avait reconstituée, il m'avait interrompu.

Avec moi, disait-il, il refusait de n'être qu'un accoucheur silencieux, le témoin de mes errances et de mes bavardages. J'étais un professionnel des mots, n'est-ce pas, je les retournais, les modelais à ma guise, je jonglais avec eux, je tenais sûrement à sa disposition et à la mienne de multiples interprétations de tout ce qui était arrivé à ma fille.

Mais il allait délibérément intervenir afin de me débusquer, « de briser les mots, mon cher, pour que vous atteigniez le coeur».

Une vie n'a qu'un propriétaire, et même celui qui veut y pénétrer par effraction est pris au piège, ajouta-t-il avant de citer les vers du poète Heinrich Mann:

Qu'avons-nous à espérer, venant au monde?

Rien qui ne soit dans notre sang,

Rien du dehors, tout en nous.

Ainsi Boullier, chaque fois que je commençais à parler de ceux qu'il appelait « les autres » - Ariane, Joan, Clémence ou Joëlle - employait à dessein un ton méprisant comme s'il voulait me faire comprendre que je ne devais plus me complaire à évoquer ni ma fille ni ces femmes, que c'était moi et moi seul, mon histoire, mon enfance qui expliquaient tout, non celles des autres, tout aussi repliées sur elles-mêmes que je l'étais, car telle était la loi de la vie qu'on ne sort pas de son corps - « Rien qui ne soit dans notre sang, répétait-il, rien du dehors, tout en nous. »

Boullier me forçait donc à rentrer en moi.

Était-ce cela, le prix de la guérison?

- Revenez à vous, disait-il encore.

Je n'étais, à l'entendre, qu'au milieu de ma vie. Ayant acquis une expérience, une densité, la partie la plus riche de mon destin s'ouvrait devant moi.

- Quarante-six ans, Duguet, mais c'est le commencement! Dégagez-vous de la vieille peau. Il va falloir vivre, mon cher, en homme libre, vivre vraiment! C'est un défi. Relevez-le. Ne cherchez pas à recommencer. Vous commencez. Vous êtes neuf, Duguet, un nouveau-né!

Il riait en me raccompagnant.

Était-ce l'effet de ses propos ou, comme je le croyais, le résultat de ma propre détermination? J'allais mieux. J'intervenais à nouveau avec autorité dans les conférences de rédaction de Continental, j'imposais mes sujets, mes titres pour la page une. On m'appelait à chaque instant pour me consulter. Le journal, me disait-on, avait retrouvé un patron. « Vous nous manquiez », m'assurait-on. Bedaiev, Arnaud ne faisaient pas le poids. « Tout le monde vous attendait, nous savions que vous alliez sortir de cette mauvaise passe. Abandonner, capituler, ça ne vous ressemblait pas. »

J'écoutais. J'acceptais les éloges. Le portrait qu'on traçait de moi - un homme énergique, volontaire, courageux - me convenait. Je m'imaginais sous les traits d'un homme capable d'assumer son destin, d'accepter le malheur, vivant avec lui, le dominant. Je faisais front en soldat. Belle image de moi qui me flattait.

J'ai même choisi de faire repeindre entièrement l'appartement de la rue de Sèvres: murs blancs partout. J'ai fait vider la chambre d'Ariane - une décision courageuse, n'est-ce pas, qui ne changeait rien à mon attitude, proclamai-je!

Le souvenir, ainsi que je le prétendais, n'était pas affaire d'objets, mais de douleur, de présence en moi, par la souffrance, précisément, de celle qui avait disparu. Et je me persuadais qu'il en allait bien ainsi.

N'étais-je pas capable, en toute occasion, de parler d'Ariane? Si le docteur Boullier m'y avait autorisé, j'aurais pu, à chaque séance, évoquer un épisode de son enfance : la route au bord de la rivière où je lui avais appris à faire de la bicyclette, les quelques mots que nous échangions, chaque matin, dans la cuisine, et son visage entouré de bandelettes, dans le cercueil posé sur des chevalets, au fond du hangar aux embarcations de Dongo.

Soyons impitoyable: il m'est même arrivé de me rendre compte que le récit de sa mort émouvait les jeunes femmes. Un père qui a connu le malheur de perdre sa fille et qui s'accuse, avec les mots qu'il faut, d'être responsable de son suicide - mais partiellement coupable, car il faut bien que la mère, les autres femmes, Clémence, Joëlle, soient un peu sorcières -, séduit.

Quand Joan m'ayant laissé, je me suis retrouvé seul, j'ai quelquefois interprété ce registre-là avec succès.

Puis, un soir, rentrant chez moi, j'ai trouvé la porte de l'appartement ouverte.

L'entrée était envahie par une odeur entêtante de peinture fraîche. L'éclairage des spots que j'avais fait installer donnait au couloir, blanc comme le reste de l'appartement, une apparence de coursive. J'ai ouvert les portes des chambres et j'ai eu l'impression de découvrir des pièces où je n'avais jamais vécu. Les parquets et les meubles étaient cirés. On avait emporté les piles de livres. L'appartement me paraissait plus vaste et j'éprouvai, à le parcourir, une sorte d'euphorie, comme si c'était ma vie nouvelle que je visitais.

Tout à coup, le chef de chantier, un homme d'une cinquantaine d'années, maigre, le visage barré d'une moustache grise, est sorti de la cuisine.

Les travaux étaient terminés, me disait-il. Il m'attendait. En examinant la cheminée de l'une des pièces, les ouvriers avaient découvert, sous les briques descellées du foyer, ce livre.

Il m'avait tendu un petit volume et j'avais aussitôt reconnu l'écriture d'Ariane sur la couverture, dans les marges.

« C'est peut-être là depuis des années », me précisa l'homme tandis que je lisais: Joachim de Flore. Amour et passion, mystique et espérance.

Je n'ai plus entendu l'homme qui continuait de me parler.

Je serrai ce livre qui aurait dû me brûler, alors qu'il n'était qu'un objet inerte et poussiéreux. Je pris conscience que je n'éprouvais rien. La médication radicale du temps qui passe avait fait son effet. Je ne me souvenais de la mort d'Ariane que comme d'un fait divers que j'aurais un peu mieux suivi que d'autres, mais il ne m'appartenait pas plus que ceux que nous racontions dans le journal. Peut-être était-ce pour cette raison que j'avais tenu à ce que le récit de Joan Finchett y fût publié. La mort d'Ariane n'était plus pour moi qu'une histoire à laquelle j'avais été mêlé, il y avait bien longtemps, et moins que Joan, puisque celle-ci avait été la dernière à suivre la piste. C'est pour cela que j'avais pu rédiger la présentation de ses articles sans rien ressentir.