J'avais fait vider la chambre d'Ariane parce que mon passé était révolu. Je ne souffrais plus, mon souvenir n'était plus qu'une suite de mots que je pouvais dérouler sans émotion. Et remplacer par d'autres.
Il en allait de même de l'amour que j'avais éprouvé pour Joan.
Le temps m'avait guéri, j'étais mort à mon passé.
J'ai eu froid. J'ai tremblé. J'ai eu peur. Mais je ne souffrais plus, et c'est cette absence de douleur, cette incapacité où j'étais d'éprouver à nouveau du remords, un vrai désespoir, le moindre sentiment de culpabilité, alors que je tenais ce livre acheté, caché par Ariane, qui me bouleversaient.
Une part de moi, qui avait si longtemps été la plus importante, avait disparu. Mes émotions passées, Ariane, donc sa mère, Clémence, donc Joëlle, et Joan, et ma souffrance dans la chambre de la clinique, quand on avait été contraint de m'attacher aux montants du lit, tout était englouti. L'eau était à nouveau calme.
Je ne parvenais même plus à recomposer le visage d'Ariane.
Qu'est-ce donc qui avait existé pour moi, puisque je n'éprouvais plus aucun tourment, que je pouvais feuilleter ce livre avec une curiosité étonnée, une indifférence qui m'effrayait?
C'était comme si, au fur et à mesure que j'avais avancé dans ma vie, tout ce qui se dressait auparavant, ces lieux où j'avais vécu, ces êtres que j'avais aimés, s'était effondré et réduit en cendres.
Je retournais dans mes mains un livre-vestige dont je ne comprenais plus le sens.
J'habitais un appartement remis à neuf, aux murs blancs, immaculés.
50.
ARIANE avait lu ce livre et j'essayais de me souvenir. Mais la pièce où je me trouvais, sa chambre, était vide.
Je m'étais assis à même le parquet, dans un coin opposé à la cheminée. Je tentais d'imaginer Ariane agenouillée, soulevant les briques du foyer, prenant ce livre qu'elle y avait dissimulé, lisant la nuit, ces phrases dont je m'étonnais qu'elle les eût soulignées: Quand viendra l'Esprit, Il vous conduira vers la vérité toute entière, Il vous annoncera les choses à venir.
J'avais vécu à quelques mètres d'elle. Je l'avais vue naître, le visage rouge, couvert de glaires - de cela, je gardais des images précises -, le cou serré par le cordon ombilical que le médecin s'était hâté de sectionner. Puis il l'avait soulevée en la tenant par les chevilles. Il avait ri au moment où elle avait crié et il me l'avait présentée: « Grande, avait-il dit, belle fille, quatre kilos au moins, félicitations. »
Il l'avait posée sur le ventre de Clémence qui avait longuement soupiré et dit: « Jean-Luc, maintenant, c'est à toi. »
Chaque matin, durant des années, j'avais pressé un jus d'orange pour Ariane.
Je l'avais habillée, accompagnée en bavardant joyeusement avec elle jusqu'à l'entrée de l'école. Et j'attendais avant de m'éloigner qu'elle eût franchi le seuil. J'avais été un bon père, « très maternel », comme disait Clémence. J'avais fait tous les gestes. Et quand elle était morte, j'avais perdu la raison.
J'avais donc été apparemment un père exemplaire.
Et je découvrais que je n'avais rien su, rien deviné, que je ne pouvais même pas concevoir qu'Ariane - quel âge avait-elle alors? quinze ou seize ans? peut-être était-ce au moment où je l'avais chassée d'ici? - recopiait sur la page de garde de ce livre consacré à Joachim de Flore - il m'avait fallu recourir au dictionnaire pour me ressouvenir qui il était au juste, cet hérétique calabrais du XIIe siècle - cette phrase: Aujourd'hui, nous voyons à travers un miroir de manière confuse, mais, bientôt, ce sera face à face... Quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli. »
Je m'effrayais, je me scandalisais de ne pas réussir à être ému. J'étais devenu un enquêteur lointain ne disposant que de quelques indices, et parfois, après avoir lu, je regardais autour de moi cette pièce vide, me demandant où j'allais installer ma table de travail, le téléphone, la télécopie, l'ordinateur, puisque j'avais décidé de faire de la chambre d'Ariane le bureau personnel qui m'avait toujours manqué.
Je rêvais ainsi quelques instants, distrait, presque joyeux, disposant des meubles, des rayonnages, peut-être un canapé-lit. Il m'est même arrivé de penser qu'un jour, peut-être, j'installerais là un enfant, un fils.
Je m'affolais comme si je venais, à cette pensée, de commettre un sacrilège.
Dans le même temps, j'avais le sentiment de percer un des plus profonds mystères de l'existence, d'entrer vraiment, enfin, dans la confrérie des humains, de subir l'initiation majeure, celle dont personne n'ose parler, celle pourtant qui permet de continuer à vivre, d'aller au terme, jusqu'à la mort.
Je découvrais l'indifférence. Je mesurais que les souvenirs ne me blessaient plus. Que j'étais prêt, en effet, comme me le conseillait le docteur Boullier, à commencer. Que la vie n'était pas une suite continue, comme je l'avais cru et comme on l'écrivait, comme tous les humains s'évertuaient à le prétendre, mais qu'à chaque instant on commençait comme si rien n'avait auparavant existé.
On répétait les noms des disparus. Et moi, jusqu'à la fin des temps, je raconterais l'histoire d'Ariane, je dirais « ma fille ». Mais je ne serais qu'un ventriloque. Nous l'étions tous dès l'instant où nous nous agenouillions devant le corps de celui ou celle qui venait de mourir: par ces mouvements, celui des muscles de nos cuisses, celui de nos mains qui se rapprochaient, de nos doigts qui se nouaient dans un geste de prière, nous commencions, seuls, une autre partie de notre vie, laissant le corps mort glisser, seul, dans l'eau ou la terre.
Seul.
Il me semblait que je venais enfin d'éprouver cette solitude, de vérifier que telle était notre condition dès le jour de notre naissance.
Petit corps d'Ariane sanguinolent, à demi étouffé, délivrance et souffrance, et sa vie avait commencé, et Clémence avait elle aussi commencé une autre étape de sa vie, et j'avais commencé à mon tour, croyant vivre le destin d'un père, cette fusion avec mon enfant, alors que je poursuivais ma route seul, traçant un chemin parallèle au sien, plein de l'illusion que nous partagions nos vies. N'étions-nous pas côte à côte?
Puis, tout à coup, son départ, sa mort, ma chute, ce livre enfin, Joachim de Flore, qui n'était qu'un poids de papier gris entre mes doigts, m'avaient initié à cette vérité inacceptable: l'indifférence était le dernier stade auquel on accédait quand on avait vraiment saisi la nature de la vie, qu'on n'était plus dupe; et c'était une angoisse nouvelle, non plus douleur mais vertige, le dos au vide, avec devant soi l'inconnu qu'il fallait remplir de ses désirs, de sa volonté, de ses simulacres.
Cette indifférence, sagesse et malheur, il me semblait, assis dans ce qui avait été la chambre d'Ariane, que chacun s'efforçait de la cacher, qu'au bout de quelques années de vie, chaque homme tentait de la fuir en répétant des mots, des gestes, en essayant de s'illusionner, en préférant la griserie du mirage à la dure loi de la vérité.
On ne sentait plus rien. On ne souffrait plus, sinon dans son corps. On était initié. Tout n'était que leurre. Mais il fallait faire comme si la douleur était encore vivante. Ariane, Ariane, allais-je répétant. Mais ce livre, je le feuilletais sans émotion. Et il en allait sans doute de même pour tous les sentiments, toutes les passions, individuelles ou collectives.