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A l'instant où je m'éloignais, marchant près de Joëlle, le psychiatre me retint. Je devais m'interdire de jouer avec ma mémoire, avec les idées folles, les projets déraisonnables. Je devais, il me l'avait déjà dit, n'est-ce pas, ne pas tenter l'impossible. J'étais encore fragile. Une nouvelle tempête pouvait se lever. « Soyez concret. Regardez devant vous. Reprenez vos activités. Bornez-vous à commenter les événements comme vous savez le faire. »

Joëlle avait placé sur la banquette arrière de la voiture les numéros du journal parus durant mon hospitalisation. Je la laissai seule à l'avant et me mis à les feuilleter tandis qu'elle parlait. Au journal, ils espéraient tous mon retour. L'entretien avec Torane avait eu beaucoup de retentissement. Le ministre avait tenu à me rendre hommage. « Lis, lis », répétait-elle.

Arnaud et Bedaiev, qui me remplaçaient, affirmaient tous deux que j'étais l'âme du journal. Ils m'attendaient. Ils se sentaient orphelins.

Je n'ai pas lu les lignes que me consacrait Torane, mais j'ai découvert dans la rubrique « Vie culturelle » un long article sur le récital de Léonard Cohen, et ces deux vers d'une de ses dernières chansons :

l've seen the future, brother

It is a murder.

Est-il fou, Cohen, comme ils disent que je l'ai été, comme je le suis toujours, peut-être? Quel visage avait-il entrevu pour faire du meurtre notre futur?

Joëlle se tournait, m'interrogeait.

Pouvait-on passer tout de suite au journal? J'acquiesçai.

Il ne fallait pas qu'elle me soupçonne de détenir ce secret, j'étais pareil à un espion qui vit derrière les lignes ennemies et ne doit de survivre qu'à la comédie qu'il joue. J'ai dû parler de mon retour au journal avec entrain, tout en feuilletant le dernier numéro.

Sur la couverture, j'ai remarqué la photo d'un homme aux cheveux blancs ondulés, au visage mince et bronzé, aux yeux allongés, d'une couleur - si les teintes avaient été respectées par le tirage - oscillant entre le vert et le bleu. J'ai lu en capitales, au-dessous de la photo: CARLO MORANDI, LE CONDOTTIERE. Un article de Joan Finchett.

8.

A Dongo, l'homme de la drague m'avait parlé de ce Carlo Morandi dont je pouvais contempler le visage paisible en couverture du journal.

La voix de Joëlle s'était éloignée. Je ne voyais plus les façades ni les rues. Où étais-je? Je frissonnai.

Il me semblait que l'on m'engloutissait de nouveau, que je n'avais pas quitté cette chambre où je venais de passer plusieurs semaines, prisonnier de la vase herbeuse du sommeil. J'étais rejoint par ces formes râpeuses et gluantes qui n'avaient cessé de me frôler, s'insinuant entre mes cuisses, le long de mes bras, de ma nuque, de mes joues, glissant entre mes doigts.

J'avais en vain tenté de m'en échapper en cernant leur origine et leur nature. Parfois, le matin, quand les infirmières me soulevaient, tendaient les draps, changeaient les coussins, j'en étais délivré pour quelques minutes, comme si l'on m'avait extrait de l'eau. Mais on m'y replongeait et je retrouvais à présent ces frôlements jusque dans cette voiture où je ne parvenais plus à quitter des yeux ce portrait, cette bouche, me souvenant à nouveau des gestes de l'homme de la drague.

Il m'avait parlé du Condottiere. Il avait montré le fond de sa gorge, tirant à deux mains sur ses mâchoires, comme on fait de la gueule des poissons quand on veut extirper l'hameçon qu'ils ont avalé.

Il avait tendu le bras vers ces formes énormes et noires qui disparaissaient dans les remous du lac.

J'étais en sueur.

Joëlle me questionna. Elle me proposa d'arrêter la voiture. Nous pouvions marcher quelques instants, rien ne nous pressait.

De la main, je la priai de continuer à rouler afin d'échapper au contact de ces écailles, de ces poissons du lac, de ces ogres que je sentais tout contre moi, dans cette voiture, dans cette vie dont plus personne n'était sans doute capable de me sortir, comme si j'avais à mon tour été enfermé derrière un hublot.

Ils tournaient autour de moi comme ils avaient dû frôler cette morte dont je n'avais pu voir le corps.

« Vous vouliez savoir, m'avait demandé l'homme. Ça vous suffit? »

Je réentendais ses propos.

Je touchai l'épaule de Joëlle : je souhaitais qu'elle accélère.

Je m'accrochais à elle afin qu'elle me dégage de ces herbes, de ces algues, de cette vase, qu'elle me retire de cette eau douceâtre peuplée de longs corps froids.

Je feuilletai le journal sans parvenir à lire l'article de Joan Finchett, découvrant seulement la photo de la Villa Bardi qui l'illustrait.

On apercevait des massifs de lauriers, des pins, un long et étroit bassin qui surplombait le village de Bellagio; des colonnes romaines tronquées, des chapiteaux et des statues - dont celle d'une jeune femme drapée, laissant voir un ventre un peu renflé, le nombril dissimulé par les plis de la peau, les hanches lourdes - bordaient les allées.

Joan Finchett s'appuyait à la statue, souriant à Carlo Morandi qui se tenait un peu en retrait, regardant au loin, de l'autre côté du lac de Côme, vers Dongo.

Je descendis de voiture, entrai au siège du journal et répondis aux gestes d'amitié des rédacteurs sans même me rendre compte de ce que je faisais, tressaillant quand, dans notre salle de réunions, je me retrouvai en face de Joan qu'il me semblait avoir quittée à l'instant dans le parc de la Villa Bardi.

Comme à l'habitude, elle était à la fois distante, réservée et souriante, stricte avec ses cheveux blonds bouclés, son visage rond, ses yeux bleus qu'elle ne baissait pas aisément.

« Elle est clean, Joan », disait d'elle Bedaiev. Le mot ne traduisait pas tout ce que l'on ressentait en la voyant : propre comme si elle sortait du bain, certes, et pleine de santé, d'énergie, et fidèle à une morale rigoureuse; mais on éprouvait en même temps une certaine déception, on devinait qu'elle pouvait également incarner l'ennui, l'apprêté, le factice. « Surgelé, avait une fois commenté Arnaud en me tendant l'un de ses reportages. Mais tu aimes ça : ça te change, ça te rassure, non? »

C'était l'époque où je lui faisais part de mes premières dif ficultés avec Ariane. Je sentais qu'elle m'échappait, qu'elle était prête à basculer dans un monde chaotique, régi par d'autres lois que celles que je connaissais. Elle venait encore parfois me chercher au journal, déjà vêtue de pantalons de toile effrangés, d'une veste de daim élimée, d'un pull-over si court qu'il laissait voir sa peau, son nombril, ce que, sans oser le lui dire, je trouvais provocant, immoral.

Peut-être est-ce pour cela que j'avais été séduit par Joan - et, avant elle, par Joëlle qui s'habillait de la même manière qu'elle -, par ses tailleurs beige clair aux épaules carrées, à la jupe droite, par ses jambes musclées, ses souliers aux talons bottiers, cette netteté dans l'apparence qui semblait le reflet d'une personnalité traçant sereinement son chemin, efficace et saine.

Je n'avais pas même osé parler d'elle à Ariane lorsqu'elles s'étaient croisées une fois ou deux dans les couloirs du journal. J'avais simplement dit : « C'est Joan. »

Joan avait souri, lancé deux ou trois mots dans un joyeux élan, tandis qu'Ariane l'avait ignorée comme si, en face d'elle, il n'y avait eu qu'une chose transparente ou indigne d'être regardée.

J'avais été effrayé et révolté par cette indifférence, ce mépris mêlé d'insensibilité. J'avais craint comme jamais de ne plus avoir prise sur Ariane, de ne plus pouvoir la retenir, car je ne la comprenais plus.

Je m'étais excusé auprès de Joan.

- On a toutes été comme ça à un moment ou à un autre, avait-elle déclaré en se détournant, mais je savais qu'elle me mentait.