Puis j'avais voulu oublier cette scène et ce qu'elle m'avait appris d'Ariane.
J'entraînai Joan vers l'un des canapés, m'appuyant à elle. D'une voix dont je mesurais qu'elle était à peine audible, je lui demandai de me parler de Morandi, du lac, de la Villa Bardi.
Je reconnus les mots qu'elle prononçait : Dongo, Bellagio, Côme, et jusqu'à celui de ce navire, L'Innomato, à bord duquel elle avait traversé le lac. Mais le paysage qu'elle décrivait, ensoleillé, luxuriant, m'était inconnu. Morandi s'était montré munificent, m'expliqua-t-elle encore.
Je l'interrompis. Il me semblait qu'elle ne me racontait qu'une partie de ce qu'elle avait ressenti, et que la désinvolture et même la gaieté avec lesquelles elle évoquait son séjour là-bas étaient feintes.
- Derrière ça : qui? quoi?
Elle pencha la tête, fit la moue et son visage prit une expression dédaigneuse, presque méprisante. Sait-on jamais ce qu'il y a à l'origine des agissements d'un homme? Doit-on même se poser la question?
Deuxième partie
Bellagio, Villa Bardi
9.
DANS l'article qu'elle avait consacré à Morandi, Joan avait décrit en quelques lignes ces fins de journées à la Villa Bardi, quand, le soleil ayant disparu derrière les sommets qui dominent le lac de Menaggio à Dongo, le Condottiere faisait visiter à ses invités le parc, les salles du rez-de-chaussée, les kiosques dissimulés parmi les massifs de lauriers surplombant la berge. C'est là, disait-il, dans ces allées que l'ombre gagnait peu à peu, dans ces pièces voûtées ou ces constructions baroques au sol de mosaïque, qu'il cachait ses seules et vraies passions.
Dans Continental, Joan s'était bornée à rapporter des faits. Debout sur la terrasse du premier étage de la villa, vêtu d'un costume de soie grège rose, une pochette bleu vif faisant une grosse touffe de couleur sur sa poitrine, rappelant la teinte de la chemise bouffante qu'il portait le col ouvert, Morandi montrait le lac d'un geste impérieux, donnant le sentiment que toute la région, les rives et les villages lui appartenaient. Bras écartés, il forçait les invités à sortir des salons où se déroulait le colloque, pour descendre l'escalier de marbre qui, de la terrasse, conduisait au parc. Le crépuscule couvrait déjà le lac et ses confins d'un voile sombre.
Joan n'avait pu ni voulu exprimer dans l'article ce qu'elle avait ressenti. Cette sensation de froid, tout à coup, quand elle avait pénétré dans ces salles peu éclairées où se dressaient des fûts de colonnes romaines brisées, des fragments de mosaïque, des bustes de statues mutilées. Morandi déclamait. Sa famille, expliquait-il, avait été, depuis des siècles, maîtresse du lac. Au Moyen Âge, les comtes Bardi avaient fortifié la région, s'étaient opposés aux empereurs et aux papes. Mais, avant même les souverains et pontifes, les Bardi régnaient déjà. Il tendait le bras vers le lac, caressait cette statue de jeune femme qu'il avait arrachée à la vase. Une Bardi, prétendait-il, d'une « beauté immuable, n'est-ce pas? »
Il avait pris le bras de Joan et elle avait ainsi marché à ses côtés au long des allées, jusqu'à ce long bassin étroit. Les invités suivaient, parlant bas, comme si eux aussi avaient été saisis par l'inquiétude de cette nuit qui tombait vite.
Morandi avait chuchoté qu'il était déçu par les interventions de la journée : « Ils n'ont rien à dire. Ils viennent ici par lâcheté. Ils me craignent et je les paie. »
Il avait serré le bras de Joan.
Il n'était pas dupe. Il savait bien qu'au fond ces universitaires, ces écrivains, ces journalistes, ces ministres le méprisaient et se moquaient de sa Fondation pour la Connaissance du Futur. Mais ils acceptaient toutes ses invitations. Ils avaient besoin de son appui, de ses journaux, de sa chaîne de télévision. Ils espéraient utiliser son influence.
- Et je les flatte. Alors ils dissertent. Vous n'écrirez pas cela, n'est-ce pas? Sinon...
Il avait saisi Joan aux épaules, l'avait poussée puis retenue sur le bord du bassin, et elle avait alors aperçu dans la pénombre ces dizaines de formes noires qui faisaient frissonner l'eau. D'énormes poissons ventrus se heurtaient, se frôlaient, formant une masse confuse et gluante.
Les invités s'étaient approchés à leur tour, penchés sur ces remous qu'éclairaient maintenant des projecteurs placés au ras de l'eau.
Joan avait voulu dégager son bras, mais Morandi l'avait retenue.
- Regardez-les, ces personnes illustres, avait-il murmuré : les mêmes visages, les mêmes ambitions, la même veulerie. Nous sommes toujours à Rome, sous l'Empire.
Savait-on, avait-il ajouté d'une voix forte, qu'il était impossible de connaître la durée de vie de ces monstres? Des décennies, des siècles, qui sait, des millénaires. Peut-être ces poissons avaient-ils frôlé le corps de la jeune femme drapée qui avait servi de modèle à la statue, pourquoi pas?
On les capturait dans les profondeurs du lac afin de les placer ensuite dans ce bassin et de les observer. Ils étaient d'une intelligence diabolique, d'une cruauté toute humaine. Ils se déchiquetaient, s'entr'égorgeaient. Qui se souvenait des jeux de l'empereur Tibère qui précipitait dans les bassins de sa villa de Capri ses esclaves et ses ennemis pour son plaisir et celui de ses courtisans?
Ils avaient tous ri : Lavignat, le romancier, directeur de l'Universel ; Hassner qui, disait-on, voulait vendre son agence de publicité H and H à Morandi1; le ministre Nandini; Galli, le banquier; le journaliste Valdi; mais aussi ces deux Russes, Krivolsky et Goraï, qui s'étaient présentés à Joan comme des économistes conseillers du président.
- Si vous veniez à tomber, avait repris Morandi à voix basse (et Joan avait retiré son bras, puis reculé), ils regarderaient tous, mais pas un ne vous aiderait à sortir de là. Ils sont comme ça. Mais vous les connaissez, vous êtes journaliste. Vous savez tout cela mieux que moi, non?
Il avait saisi à nouveau le bras de Joan et annoncé que le dîner était servi sur la terrasse.
On n'avait plus entendu que le crissement des pas sur le gravier des allées; les quelques chuchotements qui avaient repris quand les groupes s'étaient mis à gravir l'escalier avaient été recouverts par la sirène d'un des navires qui sillonnaient le lac.
Joan n'avait pas aimé ce cri aigu que l'écho étirait et amplifiait, porté par un vent humide qui, par longues rafales, courbait les pins et les massifs de lauriers. C'était le souffle venu des montagnes du nord qui, chaque soir, balayait le lac, rappelait à quel point la douceur du climat était précaire, à la merci d'une crue de cet air frais déferlant depuis les cimes.
Elle avait eu froid, envie de partir, de gagner Côme, de flâner devant les boutiques, de s'installer dans une chambre d'hôtel, de regarder la télévision en dînant seule puis de s'endormir, les couvertures tirées sur le visage.
Mais elle était là, sur cette terrasse que la façade de la villa abritait du vent, à surprendre presque malgré elle, par instinct, les propos des uns et des autres, reconnaissant la voix d'Alexandre Hassner qui pérorait, répétait d'un ton sentencieux des évidences sur l'art, la publicité, la création; Lavignat la dévisageait, le visage grave, les sourcils froncés, comme pour donner de la profondeur à son regard, recoiffant d'un geste de la main ses cheveux en bataille; Valdi la complimentait pour le dernier article qu'il avait lu d'elle dans Continental. Que préparait-elle, un portrait de Morandi? Il chuchotait : en Italie même, on ne pouvait rien écrire sur le Condottiere; Morandi contrôlait les médias. «Il nous tient, chère amie, il nous achète et nous vend comme si nous étions des joueurs de football. Que voulez-vous, c'est l'époque : le mondial-libéralisme, la nouvelle idéologie... Nous nous adaptons, que faire d'autre, ma très chère?»