Rand se releva brusquement avec humeur. « D’accord, c’est à cause de Moiraine ! Je ne serais même pas là si elle ne s’en était mêlée et elle ne se donne pas la peine de m’adresser la parole.
— Sans son intervention, tu serais mort, berger », rétorqua froidement Lan, mais Rand continua sur sa lancée.
« … Elle m’annonce… m’annonce que d’horribles choses m’arriveront » – ses jointures blanchirent sur l’épée. Que je vais devenir fou et mourir – « puis tout d’un coup elle ne me dit pas deux mots. Elle se conduit comme si je n’étais pas différent du jour où elle m’a trouvé, et cela aussi est dur à digérer.
— Tu aimerais qu’elle te traite comme ce que tu es ?
— Non ! Il ne s’agit pas de ça. Que je brûle. La moitié du temps ma tête se perd. Je ne veux pas de cette façon de me traiter et j’ai peur de l’autre. Maintenant, elle est partie je ne sais où, elle a disparu…
— Je t’ai expliqué qu’elle a parfois besoin de solitude. Ni toi ni personne n’êtes en position de contester son droit d’agir comme bon lui semble.
— … sans avertir personne de l’endroit où elle se rend, ni quand elle compte rentrer, ni même si elle retournera ici. Elle doit pouvoir me dire quelque chose qui m’aide, Lan. Une indication quelconque. Il le faut. Si jamais elle revient.
— Elle est de retour, berger. Depuis hier soir. Toutefois, je crois qu’elle t’a dit tout ce qu’elle sait. Rassure-toi. Tu as appris d’elle ce qu’elle avait à t’enseigner. » La tête de Lan eut un vif sursaut et sa voix se fit énergique. « En tout cas, tu n’apprends rien à rester debout là. C’est le moment de travailler un peu ton équilibre. Exerce-toi à Couper-la-Soie en commençant par le Héron-avance-dans-l’eau-à-travers-les-roseaux. Rappelle-toi que cette figure du Héron ne s’utilise que pour perfectionner l’équilibre. En dehors des postures d’exercice qu’il oblige à prendre, il te laisse complètement à découvert ; tu peux porter un coup de pointe qui va au but si tu attends que l’adversaire réagisse le premier, mais tu n’éviteras jamais sa lame.
— Elle doit pouvoir me renseigner un peu, Lan. Ce vent. Il n’était pas naturel. Quand bien même nous sommes à proximité de la Dévastation.
— Le-Héron-avance-dans-l’eau-à-travers-les-Roseaux, berger. Et travaille ton jeu de poignets. »
Du sud provint une faible sonnerie de trompettes, une fanfare ininterrompue qui s’accroissait lentement en force, accompagnée par le martèlement rythmé – thrum-thrum-THRUM-thrum – des tambours. Pendant un instant, Rand et Lan se dévisagèrent, puis les tambours les attirèrent jusqu’au parapet pour regarder en direction du sud.
La ville se dressait sur de hautes collines, le terrain autour des remparts arasé à hauteur de la cheville sur plus d’un bon quart de lieue dans toutes les directions, et la citadelle occupait la plus haute colline de toutes. Du sommet de la tour, Rand avait une vue dégagée par-dessus les toits et les cheminées jusqu’à la forêt.
Les tambours apparurent les premiers à l’orée des arbres, ils étaient une douzaine, leurs caisses se soulevant comme ils avançaient au pas de marche, leurs baguettes virevoltant. Derrière venaient les trompettes, leurs longs instruments brillants dressés, achevant leur fanfare. À cette distance, Rand était incapable de déchiffrer l’énorme bannière carrée claquant au vent derrière eux. Toutefois, Lan émit un grognement ; le Lige avait la vue perçante d’un aigle des neiges.
Rand lui jeta un coup d’œil, mais le Lige ne dit rien, l’attention intensément fixée sur la colonne émergeant de la forêt. Des cavaliers en armure sortirent d’entre les arbres, ainsi que des femmes à cheval. Puis une litière portée par des chevaux, un devant et un derrière, les rideaux baissés, et encore des cavaliers. Des rangs de soldats à pied, leurs piques pointant au-dessus d’eux comme un buisson de longues épines, et des archers portant leur arc en biais en travers de la poitrine, tous avançant à la cadence rythmée par les tambours. Les trompettes sonnèrent une nouvelle fanfare. Comme un serpent chantant, la colonne suivait les tours et détours de la route en direction de Fal Dara.
Le vent rabattit la bannière, plus haute qu’un homme, la déployant de côté sur toute son ampleur. Grande comme elle l’était, elle se trouvait maintenant assez proche pour que Rand la distingue clairement. Un tourbillon de couleurs qui ne signifiait rien pour lui mais, au centre, une forme d’un blanc pur. Sa respiration se figea dans sa gorge. La Flamme de Tar Valon.
« Ingtar est avec eux. » Lan parlait comme si ses pensées étaient ailleurs. « Enfin de retour de sa chasse. Il y a mis le temps. Je me demande s’il a eu de la chance.
— Des Aes Sedai », chuchota Rand quand il fut enfin capable de proférer un son. Toutes ces femmes-là-bas… Moiraine était une Aes Sedai, certes, mais il avait voyagé avec elle et, s’il n’éprouvait pas envers elle une confiance totale, du moins la connaissait-il. Ou croyait la connaître. Mais cela ne faisait qu’une Aes Sedai. Un tel rassemblement et arrivant comme ça, c’était bien autre chose. Il s’éclaircit la gorge ; quand il prit la parole, sa voix s’érailla. « Pourquoi un si grand nombre, Lan ? Pourquoi en vient-il, d’ailleurs ? Et avec des tambours, des trompettes et une bannière pour les annoncer. »
Les Aes Sedai étaient respectées dans le Shienar, du moins par la majorité de la population, et le reste éprouvait à leur égard une crainte respectueuse, mais Rand était passé par des lieux où il en allait autrement, où il y avait seulement de la peur et souvent de la haine. Là où il avait grandi, certains hommes, au moins, parlaient des « sorcières de Tar Valon » comme ils auraient parlé du Ténébreux. Il essaya de compter ces femmes, mais elles ne chevauchaient ni en rangs ni en ordre, dirigeant leur monture pour converser entre elles ou avec la personne se trouvant dans la litière. Rand avait la chair de poule. Il avait voyagé avec Moiraine et rencontré d’autres Aes Sedai, et il avait commencé à se croire de l’expérience. Personne ne quittait jamais les Deux Rivières, ou presque, mais lui l’avait fait. Il avait vu des choses sur lesquelles aucun natif des Deux Rivières n’avait jamais posé les yeux, accompli des choses dont ils avaient seulement rêvé, si toutefois ils en avaient rêvé. Il avait vu une reine et rencontré la Fille-Héritière d’Andor, affronté un Myrddraal et suivi les Voies magiques, et rien de tout cela ne l’avait préparé au moment présent.
« Pourquoi un si grand nombre ? chuchota-t-il de nouveau.
— Le Trône d’Amyrlin arrive en personne. » Lan le regarda, son expression aussi figée et indéchiffrable qu’une pierre. « Tes leçons sont terminées, berger. » Puis il resta silencieux un instant, et Rand n’aurait pas osé l’affirmer, mais il pensa distinguer de la sympathie sur son visage. Invraisemblable, allons. « Mieux aurait valu que tu sois parti depuis une semaine. » Sur quoi le Lige saisit sa chemise et disparut par l’échelle desservant la tour.
Rand remua les mâchoires pour essayer de récupérer un peu de salive et de s’humecter la bouche. Il contemplait la colonne qui s’approchait de Fal Dara comme si elle était réellement un serpent, une vipère au venin mortel. Les tambours et les trompettes retentissaient, lui emplissant les oreilles de leur vacarme. La Souveraine d’Amyrlin, qui exerce l’autorité suprême sur les Aes Sedai. Elle est venue à cause de moi. Il était incapable d’imaginer une autre raison.
Elles étaient au courant de bien des choses, possédaient une science qui pourrait l’aider, il en était sûr. Et il n’osait s’adresser à aucune d’elles. Il redoutait qu’elles soient venues pour le neutraliser. Et j’ai peur qu’elles ne soient pas venues pour ça, admit-il à regret. Par la Lumière, je ne sais pas ce qui me terrifie le plus.