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Il leva les yeux vers la tour de guet la plus proche ; un des soldats brandit à son adresse une main recouverte d’un gantelet. Avec un rire amer, il agita la sienne en retour. Pas deux empans du mur qui ne soient sous l’œil des sentinelles. Se penchant dans une embrasure, il plongea le regard par les ouvertures aménagées dans la pierre pour placer les hourds, le long de la paroi verticale jusqu’au fossé à sec tout en bas. Large de vingt pas et profond de dix, avec un parement de pierre polie jusqu’à en devenir lisse et glissante. Une murette, inclinée pour ne pas offrir d’endroit où se cacher, l’entourait afin d’empêcher d’y tomber par mégarde, et le fond était une forêt de piques aiguisées comme des rasoirs. Même avec une corde pour descendre le long du rempart et aucune sentinelle pour l’observer, il ne pouvait franchir ça. Ce qui servait en dernier ressort à maintenir les Trollocs hors les murs servait aussi à le retenir à l’intérieur.

Il se sentit soudain las jusqu’à la moelle des os, vidé. La Souveraine d’Amyrlin était ici et pas moyen de s’échapper. Pas de porte de sortie et l’Amyrlin là. Si elle était au courant de sa présence, si elle avait envoyé le vent qui l’avait paralysé, alors elle le cherchait déjà, le cherchait avec des moyens d’Aes Sedai. Les lapins avaient plus de chances d’échapper à son arc. Pourtant, il refusa de se résigner. Ne disait-on pas que les gens des Deux Rivières pourraient donner l’exemple aux rochers et des leçons aux mules ? Quand plus rien ne restait, les gens des Deux Rivières avaient recours à leur entêtement inné.

Il quitta le rempart et se mit à errer dans la forteresse. Il ne faisait pas attention aux endroits où il allait, pour autant que ce n’était nulle part où l’on s’attendrait à le trouver. Ni à proximité de sa chambre, ni auprès d’une des écuries, non plus que d’une porte – Masema affronterait peut-être le risque d’une réprimande d’Uno pour signaler qu’il essayait de partir – pas plus qu’aux alentours d’un jardin. Il ne pensait plus qu’à rester à distance de toutes les Aes Sedai. Même Moiraine. Elle connaissait ce qu’il était. Malgré cela, elle n’avait pris aucune mesure contre lui. Jusqu’à maintenant. Jusqu’à maintenant pour autant que tu le saches. Et si elle avait changé d’avis ? Peut-être a-t-elle demandé à l’Amyrlin de venir.

Pendant un instant, envahi par le sentiment d’être perdu, il s’appuya au mur du couloir, la pierre lui meurtrissant l’épaule. Les yeux sans expression, il fixait un néant lointain et voyait des choses qu’il n’avait pas envie de voir. Neutralisé. Serait-ce si catastrophique, que tout soit fini pour de bon ? Vraiment fini ? Il ferma les paupières, mais il se voyait encore, ratatiné sur lui-même comme un lapin qui n’a nulle part où s’enfuir et des Aes Sedai fondant sur lui de partout comme des corbeaux. Ils meurent presque toujours peu de temps après, les hommes qui ont été neutralisés. Ils cessent d’avoir envie de vivre. Il ne se rappelait que trop bien les paroles de Thom Merrilin pour affronter cela. Il se secoua avec énergie et continua en hâte son chemin le long du corridor. Inutile de rester à la même place jusqu’à ce qu’on le trouve. Combien de temps se passera-t-il avant qu’on te rattrape, d’ailleurs ? Tu es comme un mouton dans son parc. Combien de temps ? Il toucha la poignée de l’épée à son côté. Non, pas un mouton. Ni pour les Aes Sedai ni pour qui que ce soit d’autre. Il se sentit un peu ridicule mais résolu.

Les gens retournaient à leurs travaux. Un vacarme de voix et de tintement de marmites emplissait la cuisine qui était la plus rapprochée de la Grande Salle, où la Souveraine d’Amyrlin et son escorte festoieraient ce soir. Cuisiniers, marmitons et serveurs se précipitaient pratiquement sur leurs tâches ; les chiens-tourne-broches trottaient dans leur roue d’osier pour présenter au feu de tous les côtés les viandes à rôtir. Il se fraya rapidement un chemin au milieu de la chaleur et de la vapeur, des odeurs d’épices et des plats en train de cuire. Personne ne se retourna sur lui ; tous étaient trop affairés.

Les couloirs de derrière, où les serviteurs étaient logés dans de petits appartements, étaient aussi animés qu’une fourmilière dans laquelle on a donné un coup de pied, hommes et femmes se hâtant pour aller se parer de leur plus belle livrée. Les enfants jouaient dans les coins, hors du chemin des gens. Les garçons brandissaient des épées de bois et les filles jouaient avec des poupées taillées dans du bois, quelques-unes proclamant que la sienne était le Trône d’Amyrlin. La plupart des portes étaient ouvertes, leur embrasure simplement voilée par un rideau de perles. En temps normal, cela signifiait que la personne vivant là était prête à accueillir des visites mais, aujourd’hui, c’était simplement parce que les habitants étaient pressés. Même ceux qui s’inclinaient devant Rand s’arrêtaient à peine pour le faire.

Quand ils iraient servir, l’un d’eux entendrait-il dire que Rand était recherché et déclarerait-il l’avoir vu ? Parlerait-il à une des Aes Sedai et lui expliquerait-il où le trouver ? Les yeux de ceux qu’il croisait lui parurent soudain l’examiner à la dérobée, puis réfléchir et peser le pour et le contre derrière son dos. Même les enfants prenaient dans son esprit des airs plus inquisiteurs. Il se dit qu’il était le jouet de son imagination – il en était sûr ; comment en serait-ce autrement ? – mais quand il eut dépassé les quartiers des domestiques, il eut la sensation de s’être échappé avant qu’un piège se referme sur lui.

Quelques endroits de la forteresse étaient déserts, les gens qui y travaillaient ordinairement ayant été libérés pour ce jour de fête imprévu. La forge de l’armurier, avec tous les feux couverts, les enclumes muettes. Silencieuse. Froide. Sans vie. Pourtant, en quelque sorte, pas déserte. Sa peau le picotait et il pivota sur ses talons. Personne là-bas. Rien que les grands coffres carrés contenant les outils et les barils d’huile servant au refroidissement. Les cheveux se hérissèrent sur sa nuque, et il se retourna de nouveau brusquement. Les marteaux et les pinces étaient accrochés à leur place sur le mur. Il examina avec humeur la grande salle. Il n’y a personne ici. C’est juste mon imagination. Ce vent et l’Amyrlin ; cela suffit pour me pousser à imaginer n’importe quoi.

Au-dehors, dans la cour de l’armurier, le vent tourbillonna autour de lui pendant un instant. Il sursauta involontairement, croyant que le vent cherchait à s’emparer de lui. Pendant un instant, il sentit de nouveau cette faible odeur de décomposition et il entendit derrière lui quelqu’un éclater d’un rire malicieux. Rien qu’un instant. Effrayé, il pivota lentement en cercle, regardant autour de lui avec méfiance. La cour, pavée de dalles rugueuses, était vide. Juste ta sacrée imagination ! Néanmoins, il prit le pas de course et crut entendre de nouveau le rire derrière lui, cette fois sans le vent.

Dans le chantier de bois, la présence se manifesta de nouveau, cette sensation que quelqu’un était là. L’impression que des yeux l’observaient derrière les hauts tas de bois de chauffage refendus sous les longs hangars, glissant un regard furtif par-dessus les piles de planches et de troncs secs qui attendaient de l’autre côté de la cour leur entrée dans l’atelier du menuisier, à présent hermétiquement clos. Il se refusa à inspecter les alentours, se refusa à se demander comment deux yeux pouvaient se déplacer aussi vite d’un endroit à un autre, pouvaient traverser la cour depuis le hangar à bois jusqu’à la réserve de charpente sans qu’il aperçoive le moindre signe de mouvement. Il était certain que c’était une seule paire d’yeux. Pure imagination. Ou peut-être suis-je déjà en train de devenir fou. Il frissonna. Pas encore. Ô Lumière, je t’en prie, pas encore. Raidissant l’échine, il traversa à grands pas la cour des charpentiers et l’invisible guetteur suivit.