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Le visage de Mat s’était figé et il étreignit le poignard à travers l’étoffe de sa tunique au point que ses jointures blanchirent. « Si c’est ce que tu désires, répliqua-t-il froidement. Je croyais que nous étions… Comme tu voudras, al’Thor. Mais si je décide de partir en même temps que toi, je partirai et ne t’approche pas de moi.

— Personne ne va nulle part si les portes sont fermées », dit Perrin. Il avait de nouveau les yeux fixés sur le sol. Du groupe des joueurs contre le mur déferla une vague de rires comme l’un d’eux avait perdu.

« Que vous partiez ou restiez, remarqua Loial, ensemble ou séparément, peu importe. Vous êtes tous les trois Ta’veren. Même moi, je le constate, et je n’ai pas le Talent nécessaire, rien que par ce qui se produit autour de vous. Et Moiraine Sedai le dit aussi. »

Mat leva les bras au ciel. « Arrêtez, Loial. Je ne veux plus entendre parler de ça. »

Loial secoua la tête. « Que vous l’entendiez ou non, cela demeure vrai. La Roue du Temps tisse le Dessin de l’Ère, en se servant de la vie des hommes comme fil. Et vous trois êtes Ta’veren, les points de départ du tissage.

— Assez, Loial.

— Pendant un temps, la Roue infléchira le Dessin autour de vous trois, quoi que vous fassiez. Et ce que vous ferez sera choisi plus probablement par la Roue que par vous. Rien que par leur existence même, les Ta’veren entraînent l’histoire à leur suite et donnent sa forme au Dessin, mais la Roue tisse les Ta’veren plus serré que les autres gens. Où que vous alliez et quoi que vous fassiez, jusqu’à ce que la Roue en décide autrement, vous…

— Assez ! » cria Mat. Les joueurs de dés se retournèrent et il les regarda d’un air furieux jusqu’à ce qu’ils reprennent leur partie.

« Je suis désolé, Mat, déclara Loial de sa voix de basse. Je sais que je parle trop, mais je n’avais pas l’intention…

— Je ne reste pas ici, déclara Mat à l’adresse des poutres, avec un Ogier bavard et un imbécile à la tête trop enflée pour entrer dans un chapeau. Tu viens, Perrin ? »

Perrin soupira, jeta un coup d’œil à Rand, puis acquiesça en silence.

La gorge serrée, Rand les regarda s’éloigner. Je dois partir seul. Que la Lumière m’assiste, il le faut.

Loial les regardait, lui aussi, ses sourcils affaissés dans une expression soucieuse. « Rand, je ne voulais vraiment pas… »

Rand prit une voix rude. « Qu’est-ce que vous attendez ? Partez avec eux ! Je ne vois pas pourquoi vous êtes encore ici. Vous ne m’êtes d’aucune utilité si vous ne connaissez pas d’issue pour sortir d’ici. Allez donc ! Allez trouver vos arbres et vos précieux bosquets, s’ils n’ont pas tous été abattus, et bon débarras s’ils l’ont été. »

Les yeux de Loial, grands comme des soucoupes, eurent une expression surprise et peinée d’abord, puis ils se rapetissèrent lentement dans ce qui ressemblait presque à de la colère. Rand ne crut pas que ce pouvait en être. Certains contes du temps jadis soutenaient que les Ogiers étaient violents sans préciser toutefois jusqu’où ils pouvaient aller, mais Rand n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi doux que Loial.

« Si c’est ce que vous désirez, Rand al’Thor », répliqua Loial d’un ton cérémonieux. Il s’inclina avec raideur et partit à grands pas à la suite de Mat et de Perrin.

Rand s’affala contre les sacs de grain entassés. Eh bien, le nargua une voix dans sa tête, tu as réussi ton coup, hein ? J’y étais obligé, lui répondit-il. Rien que d’être près de moi sera dangereux. Sang et cendres, je vais devenir fou et… Non ! Non, je ne veux pas le devenir ! Je ne me servirai pas du Pouvoir et, ainsi, je ne serai pas la proie de la folie et… Mais je ne peux pas en courir le risque. Je ne peux pas, vous ne comprenez donc pas ? Mais la voix ne lui répondit que par un rire narquois.

Les gens qui jouaient aux dés le regardaient, il s’en aperçut. Tous, encore agenouillés vers le mur, s’étaient retournés pour le dévisager. Les Shienariens de n’importe quelle classe sociale étaient presque toujours courtois et corrects, même envers des ennemis jurés, et les Ogiers n’avaient jamais été des ennemis du Shienar. Une stupeur scandalisée se lisait dans les yeux des joueurs. Leurs visages ne trahissaient rien, par contre l’expression de leurs yeux disait qu’il avait mal agi. Une partie de lui-même leur donnait raison, et leur accusation silencieuse l’en atteignait d’autant plus profondément. Ils se contentaient de le regarder, mais il sortit de la resserre précipitamment comme s’ils le poursuivaient.

Tel un automate, il continua son chemin de cellier en cellier à la recherche d’un endroit où se dissimuler jusqu’à ce que soit de nouveau autorisée une circulation quelconque par les portes. Peut-être aurait-il alors la possibilité de se cacher au fond d’une charrette de pourvoyeur. Si l’on ne fouillait pas les charrettes qui sortaient. Si l’on ne fouillait pas les celliers, si l’on ne fouillait pas la citadelle entière pour le trouver. Il s’entêta à refuser d’y penser, il s’entêta à se concentrer sur sa quête d’une retraite sûre. Mais dans tout ce qu’il découvrait – un creux dans une pile de sacs de céréales, un passage étroit le long du mur derrière des tonneaux de vin, une resserre abandonnée à demi pleine de cageots et d’ombres – il s’imaginait déniché par les chercheurs. Il s’imaginait aussi repéré par cet invisible guetteur, quel – ou quoi – qu’il fût. Il poursuivit donc sa quête, assoiffé et couvert de poussière avec des toiles d’araignée dans les cheveux.

Puis, comme il ressortait dans un couloir faiblement éclairé par des torches, voilà qu’Egwene était là, avançant sur la pointe des pieds, s’arrêtant pour jeter un coup d’œil dans les celliers devant lesquels elle passait. Ses cheveux noirs qui lui arrivaient à la taille étaient rejetés en arrière et retenus par un ruban rouge, et elle portait une robe à la mode du Shienar, couleur d’oie gris cendré avec des liserés rouges. En voyant Egwene, une sensation de tristesse et d’arrachement l’envahit, pire que lorsqu’il avait volontairement repoussé Mat, Perrin et Loial. Il avait grandi avec l’idée qu’il se marierait un jour avec Egwene ; tous les deux l’avaient pensé. Mais maintenant…

Elle sursauta quand il surgit juste devant elle, et son souffle s’étrangla dans sa gorge de façon audible, mais ce qu’elle dit c’est : « Ah, te voilà. Mat et Perrin m’ont raconté ce que tu as fait. Loial aussi. Je sais ce que tu as en tête, Rand, et c’est complètement ridicule. » Elle croisa les bras sur sa poitrine et ses grands yeux noirs le fixèrent avec une expression sévère. Il se demandait toujours comment elle s’y prenait pour avoir l’air de le regarder de haut – elle y réussissait à volonté – bien que ne lui arrivant qu’à hauteur du buste, sans compter qu’elle avait deux ans de moins.

« Parfait », répliqua-t-il. Il se sentit soudain irrité par sa façon de se coiffer. Il n’avait jamais vu de femme adulte avec les cheveux dénoués jusqu’à ce qu’il parte des Deux Rivières. Là-bas, toutes les jeunes filles attendaient avec impatience que le Cercle des Femmes de leur village décide qu’elles étaient assez âgées pour natter leurs cheveux. Egwene avait été de celles-là, assurément. Et la voilà avec sa chevelure libre à part un ruban. Alors que je veux rentrer chez nous, je ne le peux pas, et elle n’a qu’une hâte c’est d’oublier le Champ d’Emond. « Va-t’en aussi et laisse-moi seul. Tu n’as plus besoin de fréquenter un berger. Il y a ici des quantités d’Aes Sedai avec qui passer ton temps, maintenant. Et n’avertis aucune d’elles que tu m’as vu. Elles sont à ma recherche et je me passerai fort bien que tu les aides. »