Des taches de couleur vive s’épanouirent sur les joues d’Egwene. « T’imagines-tu que je voudrais… »
Il se détourna pour partir et, poussant un cri, elle se précipita sur lui, jetant les bras autour de ses jambes. Ils tombèrent ensemble sur les dalles de pierre, les sacoches et autres paquets de Rand volant en l’air. Il émit un grognement étouffé quand il heurta le sol, la poignée de l’épée s’enfonçant dans son côté, et un autre quand, s’étant redressée en s’aidant des pieds et des mains, elle se laissa choir sur son dos comme s’il était un siège. « Ma mère, déclara-t-elle avec autorité, m’a toujours dit que la meilleure façon d’apprendre comment agir avec un homme était d’apprendre à monter une mule. Elle m’a expliqué que la plupart du temps ils avaient à peu près autant de cervelle. Parfois, la mule est plus intelligente. »
Il leva la tête pour regarder Egwene par-dessus son épaule. « Ôte-toi de sur mon dos, Egwene. Descends ! Egwene, si tu ne t’enlèves pas de là », – il baissa la voix d’un ton menaçant – « je t’en ferai repentir. Tu sais ce que je suis. » Il lui darda un regard furibond pour la bonne mesure.
Egwene émit un reniflement dédaigneux. « Tu ne le voudrais pas, même si tu le pouvais. Tu ne voudrais faire de mal à personne, mais tu ne peux pas, de toute façon. Je sais que tu es incapable de canaliser à volonté le Pouvoir Unique ; cela se produit par hasard et tu n’en as pas la maîtrise. Tu n’entreprendras donc rien ni contre moi ni contre quiconque. Mais moi j’ai pris des leçons avec Moiraine, alors si tu opposes une sourde oreille à la raison, Rand al’Thor, je pourrais bien t’enflammer les chausses. Ce résultat-là, je suis en mesure de l’obtenir. Continue sur ta lancée et tu verras si je ne peux pas. » Tout à coup, juste pour un instant, la flamme de la torche fixée le plus près d’eux sur le mur s’enfla en grondant. Egwene poussa un petit cri aigu et la contempla, effrayée.
Se tortillant sur le côté, Rand la saisit par le bras, l’arracha de sur son dos et l’assit contre le mur. Quand lui-même s’assit à son tour, elle se massait énergiquement le bras en face de lui. « Tu aurais essayé pour de bon, hein ? dit-il avec colère. Tu manies à l’étourdie des choses que tu ne comprends pas. Tu risquais de nous réduire tous les deux à l’état de charbon !
— Ah, les hommes ! Quand vous ne l’emportez pas dans une discussion, ou vous prenez le large ou vous avez recours à la violence.
— Halte-là ! Qui a précipité qui par terre ? Qui s’est assis sur qui ? Et tu as menacé de… tu as tenté de… » Il leva les mains. « Non, pas de ça. Tu me fais le coup tout le temps. Chaque fois que tu t’aperçois que la discussion ne tourne pas à ton avantage, subitement nous nous retrouvons en train de discuter à propos de quelque chose de complètement différent. Eh bien, pas cette fois.
— Je ne discute pas, répliqua-t-elle calmement, et je ne change pas non plus de sujet. Qu’est-ce que c’est que se cacher sinon fuir ? Et après t’être caché, tu t’enfuiras effectivement. Et cette façon de dire des choses blessantes à Mat, à Perrin et à Loial ? Et à moi ? Je sais pourquoi. Tu as peur de faire encore pire à l’un ou à l’autre en les laissant rester auprès de toi. Eh bien, n’agis pas comme tu ne le dois pas et tu n’auras pas à craindre de nuire à qui que ce soit. Quelle idée de filer en douce et de te montrer agressif alors que tu ne sais même pas si c’est nécessaire ! Pourquoi l’Amyrlin ou n’importe quelle autre Aes Sedai à part Moiraine saurait-elle même que tu existes ? »
Il la dévisagea un instant. Plus elle passait de temps auprès de Moiraine et de Nynaeve, plus elle prenait leur manière d’être, du moins quand elle le voulait. Elles se ressemblaient beaucoup parfois, l’Aes Sedai et la Sagesse, avec leur maintien distant et leur air de tout savoir. De la part d’Egwene, c’était déconcertant. Il finit par lui raconter ce qu’avait dit Lan. « Quoi d’autre pouvait-il sous-entendre ? »
Egwene immobilisa sa main sur le bras qu’elle massait et fronça les sourcils dans sa concentration. « Moiraine connaît ce que tu es et elle n’a pris aucune mesure contre toi, alors pourquoi agirait-elle maintenant ? Mais si Lan… » Le front toujours plissé, elle leva les yeux vers les siens. « Les resserres seront les premiers endroits que l’on fouillera. En admettant qu’on organise des recherches. Jusqu’à ce que nous sachions ce qu’il en est, il faut que nous te mettions quelque part où l’on ne pensera jamais à regarder. Je sais. La prison. »
Il se releva précipitamment. « La prison !
— Pas dans un cachot, bêta. J’y vais quelquefois le soir voir Padan Fain. Nynaeve aussi. Personne ne trouvera bizarre que j’y aille de bonne heure aujourd’hui. Franchement, avec l’Amyrlin qui monopolise l’attention de tout un chacun, on ne nous remarquera même pas.
— Mais Moiraine…
— Elle ne descend pas aux cachots pour interroger Maître Fain. Elle ordonne qu’on le lui amène. Et elle ne l’a pas fait bien souvent depuis des semaines. Crois-moi, tu seras en sécurité là-bas. »
Il hésitait encore. Padan Fain. « Pourquoi vas-tu rendre visite au colporteur, d’ailleurs ? C’est un Ami du Ténébreux, de son propre aveu, et un mauvais homme. Que je sois brûlé, Egwene, il a amené les Trollocs au Champ d’Emond ! Le limier du Ténébreux, voilà comment il s’est défini lui-même, et il me suit à la trace depuis la Nuit de l’Hiver.
— Bah, il est enfermé solidement derrière des barreaux à présent, Rand. » À son tour, elle hésita et elle lui adressa un regard presque suppliant. « Rand, il a conduit son chariot jusqu’aux Deux Rivières chaque printemps bien avant ma naissance. Il connaît tous les gens que je connais, tous les coins du pays. C’est bizarre, mais plus sa captivité se prolonge, plus il se détend. C’est presque comme s’il se libérait du Ténébreux. Il rit de nouveau, il raconte des anecdotes drolatiques sur les gens du Champ d’Emond et quelquefois sur des endroits dont je n’ai encore jamais entendu parler. Parfois, il est presque comme autrefois. C’est simplement que j’aime bien causer de chez nous avec quelqu’un. »
Puisque je t’ai évitée, songea-t-il, puisque Perrin évitait tout le monde et que Mat a passé son temps à jouer à des jeux d’argent et à faire ripaille. « Je n’aurais pas dû me replier sur moi-même autant », marmotta-t-il, puis il soupira. « Eh bien, si Moiraine pense que c’est sans danger pour toi, je suppose qu’il en est de même pour moi. Mais inutile que tu y sois mêlée. »
Egwene se mit debout et s’affaira à brosser sa robe, en évitant le regard de Rand.
« Moiraine a bien dit que ce n’était pas dangereux, hein ? Egwene ?
— Moiraine Sedai ne m’a jamais dit que je ne pouvais pas rendre visite à Maître Fain », répliqua-t-elle en choisissant ses mots.
Il la regarda avec stupeur et s’exclama : « Tu ne lui as jamais demandé. Elle n’est pas au courant. Egwene, c’est stupide. Padan Fain est un Ami des Ténèbres et ce qu’il y a de pire dans le genre.
— Il est bouclé dans une cage, déclara-t-elle d’un air pincé, et je n’ai pas à demander la permission de Moiraine pour tout ce que je fais. Tu t’y prends un peu tard pour commencer à t’inquiéter de calquer ta conduite sur ce que veut une Aes Sedai, non ? Alors, tu viens ?
— Je peux trouver la prison sans toi. On me cherche, ou l’on me cherchera, et cela ne te vaudrait rien d’être découverte en ma compagnie.
— Sans moi, riposta Egwene ironiquement, il y aura des chances que tu t’emmêles les pieds, trébuches, tombes dans le giron de l’Amyrlin et révèles tout en racontant n’importe quoi pour essayer de te tirer d’affaire.
— Sang et cendres, tu devrais être dans le Cercle des Femmes de chez nous. Si les hommes étaient aussi empotés et ahuris que tu sembles le croire, jamais nous ne…