Un coup de cloche résonna, une seule note frémissante qui venait de partout à la fois et qui coupa court à tous les autres bruits comme tranche un couteau.
Les vantaux des hautes portes à l’autre extrémité de la salle se rabattirent et deux Trollocs entrèrent, des pointes décoraient le haubert en mailles noires qui descendait jusqu’à leurs genoux. Tous eurent un mouvement de recul. Même l’homme qui disait s’appeler Bors.
Plus grands d’une tête et des épaules que la personne la plus grande de l’assemblée, ils présentaient un mélange d’homme et d’animal propre à donner la nausée, avec des faces humaines déformées et modifiées. L’un d’eux avait un épais bec pointu à l’emplacement où auraient dû se trouver son nez et sa bouche et, au lieu de cheveux, des plumes lui couvraient le crâne. L’autre avait comme pieds des sabots, sa face était allongée en mufle velu et des cornes de bouc se dressaient au-dessus de ses oreilles.
Sans se préoccuper des humains, les Trollocs se retournèrent vers la porte et s’inclinèrent, obséquieux et craintifs. Les plumes du premier s’étaient dressées en crête serrée.
Un Myrddraal passa entre eux et ils s’agenouillèrent. Il portait des vêtements d’un noir en comparaison duquel les cottes de mailles des Trollocs et les masques des humains paraissaient clairs, des vêtements qui tombaient à la verticale sans une ondulation, alors qu’il avançait avec une souplesse de vipère.
L’homme qui disait s’appeler Bors sentit ses lèvres se retrousser sur ses dents, dans un rictus moitié de défi et, il avait honte d’en convenir même en son for intérieur, moitié de peur. Le Myrddraal avait le visage découvert, un visage d’un blanc terreux, une face d’homme mais sans plus d’yeux qu’un œuf, tel un ver dans une tombe.
La lisse face blême pivota, les examinant tous un par un, semblait-il. Un frisson visible les parcourut sous ce regard sans yeux. De minces lèvres exsangues s’étirèrent dans ce qui aurait presque pu être un sourire quand, l’un après l’autre, les masques s’efforcèrent de se perdre au milieu de la foule, jouant des coudes pour éviter ce regard. L’examen du Myrddraal eut pour résultat de les disposer en un demi-cercle tourné vers la porte.
L’homme qui prétendait s’appeler Bors ravala sa salive. Un jour viendra, Demi-Homme. Quand le Grand Maître des Ténèbres reparaîtra, il choisira ses nouveaux Seigneurs de l’Épouvante et tu trembleras devant eux. Tu te feras tout petit devant les hommes. Devant moi ! Pourquoi ne parle-t-il pas ? Cesse de me dévisager et parle !
« Votre Maître arrive. » La voix du Myrddraal crissait comme l’exuvie abandonnée par un serpent qui mue. « À plat ventre, vers de terre ! Prosternez-vous, de crainte que son éclat ne vous aveugle et ne vous brûle ! »
Un accès de rage envahit l’homme qui disait s’appeler Bors autant à cause du ton que des paroles, mais alors l’air au-dessus du Demi-Homme miroita et la signification de l’avertissement prit tout son impact. C’est impossible ! Impossible… ! Les Trollocs étaient déjà sur le ventre, se tortillant comme s’ils voulaient s’enfoncer dans le sol.
Sans attendre de vérifier si quelqu’un d’autre réagissait, l’homme qui disait s’appeler Bors se laissa choir face en avant et grogna en se meurtrissant sur la pierre. Des paroles lui montèrent aux lèvres comme un charme contre le danger – c’était une formule magique, encore que mince roseau contre ce qu’il redoutait – et il entendit une centaine d’autres voix, au souffle rendu bruyant par la peur, murmurer la même chose au ras du sol.
« Le Puissant Seigneur des Ténèbres est mon Maître et c’est de tout mon cœur que je le sers jusqu’à la dernière fibre de mon âme. » Au fond de son cerveau, une voix tremblotait de frayeur. Le Ténébreux et tous les Réprouvés sont enfermés… Avec un frisson, il la réduisit de force au silence. Il avait répudié cette voix depuis longtemps. « Voyez, mon Maître est le Maître de la mort. Sans rien demander, je sers en attendant le Jour de Sa venue, cependant je sers avec l’espoir sûr et certain d’une vie éternelle. »… enfermés dans le Shayol Ghul, enchaînés par le Créateur au moment de la création. Non, je sers maintenant un maître différent. « En vérité, les fidèles seront élevés dans le pays au-dessus des incroyants, élevés au-dessus des trônes, cependant je sers humblement jusqu’au jour de Son Retour. » La main du Créateur nous abrite tous, et la Lumière nous protège de l’Ombre. Non, non ! Un maître différent. « Qu’arrive vite le Jour du Retour. Qu’arrive vite le Grand Seigneur des Ténèbres pour nous guider et régner sur le monde dans tous les siècles des siècles. »
L’homme qui disait s’appeler Bors acheva en haletant l’acte de foi, comme s’il venait de courir deux lieues durant. Les respirations rauques alentour lui indiquèrent qu’il n’était pas le seul.
« Relevez-vous. Relevez-vous tous. »
Le ton melliflu le prit par surprise. Ce n’était certainement aucun de ses compagnons, couchés sur le ventre et leurs visages masqués collés contre les mosaïques du sol, qui avait parlé, mais ce n’était pas la voix qu’il imaginait pour… Avec précaution, il redressa la tête juste assez pour voir d’un œil.
La silhouette d’un homme planait en l’air au-dessus du Myrddraal, le bord de sa robe rouge sang à un empan au-dessus du Demi-Homme. Avec, aussi, un masque rouge sang. Le Puissant Seigneur des Ténèbres leur apparaîtrait-il sous l’aspect d’un homme ? Et masqué de surcroît ? Pourtant le Myrddraal, la terreur visible dans son regard sans yeux, tremblait et se faisait presque tout petit dans l’ombre de la silhouette. L’homme qui disait s’appeler Bors chercha une réponse acceptable pour son esprit sans que celui-ci succombe. Un des Réprouvés, peut-être.
Cette pensée n’était qu’un peu moins pénible. Toutefois, cela impliquait que le Jour du Retour du Ténébreux devait être proche si un des Réprouvés était libre. Les Réprouvés, treize des plus puissants parmi ceux qui exerçaient le Pouvoir Unique, avaient été enfermés dans le Shayol Ghul en même temps que le Ténébreux, scellés à l’écart du monde des hommes par le Dragon et les Cent Compagnons. Et le contrecoup de cette mesure d’emprisonnement avait été d’infecter la partie masculine de la Vraie Source ; tous les Aes Sedai hommes, ces maudits détenteurs du Pouvoir, étaient devenus fous et avaient fait exploser le monde, l’avaient détruit comme une coupe de céramique qui, projetée contre des rochers, se brise en éclats, mettant fin avant de mourir à l’Ère des Légendes, pourrissant encore vivants. Une mort adéquate pour des Aes Sedai, à son avis. Trop bonne pour eux. Il regrettait seulement que les femmes aient été épargnées.
Avec lenteur, avec peine, il força la panique à reculer au fond de son esprit, l’y enferma et la retint prisonnière en dépit de ses hurlements pour s’échapper. C’était le mieux qu’il pouvait faire. Aucun de ceux qui se prosternaient ne s’était mis debout, et quelques-uns seulement avaient juste osé bouger la tête.
« Levez-vous. » Cette fois, le ton de la silhouette masquée de rouge était sec. Il gesticula des deux bras. « Debout ! »
L’homme qui disait s’appeler Bors se remit maladroitement à quatre pattes mais, sur le point de reprendre son équilibre à la verticale, il hésita. Ces mains gesticulantes étaient horriblement brûlées, avec des réseaux entrecroisés de fissures noires, et entre elles la chair était aussi rouge que la robe du personnage. Le Ténébreux se montrerait-il ainsi ? Ou même un des Réprouvés ? Les trous de ce masque rouge sang passèrent lentement sur lui et il se redressa avec précipitation. Il eut l’impression de sentir dans ce regard la chaleur ardente d’une fournaise.