– Mais, fit Lydie, haletante, nous ne savons pas ce qui s’est passé à la Chambre, après cette affreuse chose… Nous sommes parties dès que nous l’avons vu hors de danger… nous espérions qu’il accourrait ici!
– Voilà ce qui s’est passé, ça a été rapide. Après une suspension de séance pendant laquelle on a emporté les corps de Carlier et de Bonchamps, la séance a repris. Et la Chambre a voté en cinq minutes et à l’unanimité la nomination d’une commission d’enquête à laquelle l’extrême-gauche a fait donner les pouvoirs judiciaires les plus étendus! Mais il faut que ces pouvoirs soient ratifiés par le Sénat et celui-ci ne ratifiera pas… Nous sommes sûrs de la majorité du Sénat! Dans ces conditions, pour nous, c’est du temps de gagné et nous ne demandons pas autre chose pour le moment!
– Et l’assassinat de Carlier? interrogea avec une grande hésitation, Cécily.
– Pendant la suspension de séance, après le départ de Jacques, Hérisson eut une conférence avec le procureur général et les principaux du parti. Il paraît que le crime, en ce qui concerne Carlier, n’est pas absolument démontré.
– Oh! tant mieux! fit la marquise avec un long soupir. Frédéric reprit:
– Le poignard qu’on a trouvé plongé dans sa poitrine était une arme à lui et l’habit, le gilet étaient ouverts comme s’il avait voulu se frapper lui-même. Y a-t-il eu suicide? A-t-il perdu la tête en voyant que son visiteur ne lui apportait pas la preuve qu’il avait promise à la Chambre? Toutes ces hypothèses sont plausibles. Enfin (et la voix du lieutenant baissa le ton) les papiers qui nous avaient été volés ont été retrouvés.
– Où?
– … Chez Sonia… et ce n’est pas le moins étrange!
– Mais vous voyez donc que l’on a assassiné cet homme, ce Carlier, pour rentrer en possession de ces papiers! s’écria Cécily, qui tremblait singulièrement… et c’est un homme de votre parti!
– De notre parti… silence donc, madame!
– Oui, oui… de notre parti… Mais cette mort… Ce crime!
– Ah! ce n’est pas nous qui en sommes responsables… s’exclama l’officier…
– Ce crime m’épouvante! reprit Cécily en montrant plus d’effroi qu’elle n’en avait jamais ressenti dans cette période cependant si dangereuse pour son fils…
– Nous, il nous étonne! Mais puisqu’il nous sert, vous pensez bien que nous avons autre chose à faire que de nous y attarder pour le moment! Les événements vont se précipiter… Il faut que nous profitions de la mort de Bonchamps! Ce président vertueux et têtu, qui perdait la République pour mieux sauver la Constitution, nous gênait!
– Si je vous disais, soupira la malheureuse Cécily, que pendant cette atroce séance, quand je ne regardais pas mon fils, je le regardais, lui, le président Bonchamps et qu’en le voyant si cruellement souffrir, haleter, étouffer, je me demandais s’il n’était point vrai, comme le bruit en avait couru, qu’il fût empoisonné.
– Son médecin lui-même a démenti ces odieux propos! Et c’est vous, madame, qui vous en faites à nouveau l’écho!
– Ah! je n’ose plus penser!
– Nos mains sont pures. Jacques l’a dit, reprit Frédéric, mais nous ne sommes plus à un moment de la bataille où nous puissions choisir nos amis et nos ennemis!
– J’ai cru, pour mon compte, que je devenais folle… et le serais certainement devenue si vous ne vous étiez jeté dans la mêlée,… mon cher Frédéric…
– Oh! Je n’étais pas seul, fit-il modestement…
– C’est vrai, qu’avez-vous fait de nos deux braves gardes du corps? demanda la marquise…
– Ils sont dans la cuisine, madame… Jacqueline doit être en train de les gâter!
– Allez donc nous les chercher, mon cher, que je les remercie… Vous voulez bien?
– Oh! ils vont être dans une joie!
Héloni disparut et revint avec Jacqueline et les deux hommes: c’étaient deux admirables brutes, larges d’épaules et de poitrine, plantés sur leurs jambes comme sur des piliers de bronze, tournant entre leurs poings énormes une espèce de chapeau de toile cirée, comme on en voit aux petits enfants costumés en soi-disant marins, et qui devaient, lorsqu’ils étaient coiffés, donner un bien singulier cachet à leurs têtes formidables.
Ces têtes faisaient rire ou faisaient peur. Elles n’étaient cependant ni ridicules ni méchantes. Elles étaient pires. Elles étaient inquiétantes.
Ce n’étaient point deux petits anges.
Ils avaient déserté, tout là-bas, au fond de l’Extrême-Orient, au temps de leur service, racontaient-ils, parce qu’ils étaient les souffre-douleur d’un quartier-maître qui les faisait coller aux fers tous les huit jours. Et depuis, ils avaient bourlingué à travers le monde, ne songeant pas à rentrer en France, malgré la prescription, car ils n’avaient plus de famille. Frédéric les avait trouvés au Subdamoun au moment où l’on constituait la colonne d’expédition et ils s’étaient offerts, comme porteurs, tout simplement.
Or, pendant les combats, ils s’étaient conduits comme des héros, se jetant au-devant des coups et les épargnant à Jacques qui était revenu sans une blessure.
L’un s’appelait Jean-Jean et l’autre Polydore. Ils étaient à peu près de même taille, de même corpulence. Ce qui les distinguait un peu et trahissait leur origine, c’est que Jean-Jean avait l’accent normand du pays de Caux et Polydore, l’accent breton des environs de Brest.
Comme la marquise les félicitait et les remerciait de leur courage et de leur dévouement pour son fils, Jean-Jean, qui était l’orateur de l’association, assura qu’ils n’avaient d’autre but dans la vie que de se faire tuer pour le commandant, lequel leur avait appris «le chemin de l’honneur».
– As pas peur, Mame la marquise! Mame la marquise peut compter sur Polydore et Jean-Jean! à la vie, à la mort!
– Les braves types! fit Cécily quand ils se furent éloignés.
– Ça, dit Frédéric, je ne sais pas d’où ils viennent, mais je n’en connais pas de plus braves!
– Et sous leur écorce grossière, dit encore Cécily, attendrie, ils sont doux comme des agneaux! et ont des cœurs de petits communiants.
Frédéric sourit.
Le lieutenant resta seul avec Mlle de la Morlière.
Celle-ci lui demanda:
– Dites-moi la vérité. Où est Jacques? Si vous me dites où il est, vous serez récompensé!
– Vous avez quelque chose pour moi? interrogea l’officier avec empressement.
– Oui!
– Vous êtes allée au cours? Vous avez vu Marie-Thérèse? La jeune fille lui montra une lettre.
– Oh! donnez vite!
– Où est Jacques?
– Pourquoi vous le cacherais-je? fit Frédéric en prenant la lettre que la jeune fille lui abandonna, Jacques est chez Sonia Liskinne avec M. Lavobourg.
– Je m’en doutais, fit Lydie, tristement, il ne quitte plus cette femme, maintenant…?
– Vous ne parlez pas sérieusement, mademoiselle? Vous savez quels intérêts se débattent en ce moment, chez la belle Sonia…
– Chez la belle Sonia… Oui, elle est vraiment belle… Je la regardais tantôt à la Chambre… Savez-vous que je comprends qu’elle ait fait tourner bien des têtes? Vous non plus, vous ne la quittez plus! Vous étiez dans sa loge…