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– Marie-Thérèse resta à sa place et nous sommes sorties toutes les deux. Tu te souviens de ce qui nous est alors arrivé, ma bonne Jacqueline?

– Mon Dieu! Madame la marquise, nous avons fait un petit tour sous les arbres et puis nous sommes rentrées.

– Tu ne te rappelles pas que nous étions alors au plus chaud des élections et qu’avant de rentrer nous avons dû nous arrêter pour laisser passer une bande de camelots qui criaient un journal du soir dans lequel Jacques était couvert d’injures.

– Ma foi non… et je ne vois pas où madame veut en venir…

– Tu ne te rappelles pas qu’au moment de pénétrer à nouveau dans le théâtre… j’ai donné une petite pièce d’argent à un pauvre vieux marchand de cacahuètes qui, depuis quelques instants, rôdait autour de nous?

– Ah! oui, madame, je me rappelle le pauvre vieux. Depuis quelques minutes, il m’intriguait. Il avait l’air si malheureux, si cassé par les ans, et si timide avec cela; et cependant il ne nous quittait pas des yeux. Il attendait certainement qu’on lui fît la charité.

– Il vous a parlé du commandant Jacques! Oh! je me rappelle très bien…

– Oui, c’est cela! Donc, ce pauvre bonhomme n’ignorait pas qui nous étions. Il me dit textuellement:

«- Dieu vous le rendra, ma bonne dame! Et puis, vous savez, ne craignez rien pour votre fils, le gouvernement a beau faire, il sera élu! C’est moi qui vous le dis, son concurrent n’existe plus!» Te rappelles-tu qu’il a dit: «Son concurrent n’existe plus»?

– C’est bien possible.

– Oh! moi, j’ai encore la phrase dans l’oreille… et elle m’est revenue, cette phrase, le lendemain quand les journaux du matin nous apprirent que, la veille au soir, le concurrent de Jacques avait été victime d’un accident d’auto en pleine montagne, accident dont il devait mourir quelques jours plus tard.

– Ce brave, repartit Jacqueline, avait appris qui vous étiez, madame, par les propos échangés entre les groupes qui sortaient du théâtre ou qui y étaient entrés en même temps que nous. On a publié la photographie de la mère du commandant Jacques un peu partout!

– C’est qu’il ne m’a pas dit: «Le concurrent de votre fils n’existe pas!» il m’a dit: «n’existe plus!»

– Alors, vous croyez qu’il était déjà au courant de l’accident! C’est possible…

– J’en doute, l’accident est arrivé à peu près à la même heure…

– Des camelots passaient qui devaient le savoir, un coup de téléphone est vite donné à un journal. C’était une nouvelle de premier ordre, le bruit s’en était répandu tout de suite au dehors.! Il vous en a fait part, ce brave homme se réjouissait d’un malheur qui faisait le bonheur de pas mal de gens…

– Ne parle pas ainsi, Jacqueline… Ta pensée, n’est pas chrétienne… Maintenant je vais te dire une chose que tu ne sais pas: j’ai revu le marchand de cacahuètes… aux Champs-Élysées… J’y suis retournée exprès pour le voir! Dès le lendemain… Après la nouvelle de l’accident! Ce que m’avait dit cet homme m’intriguait… Enfin, j’avais comme un besoin de savoir… Sa lamentable silhouette me hantait…

«Le lendemain, donc, à la tombée du jour, j’ordonnai au chauffeur de s’arrêter quelques minutes au coin de l’avenue. Je considérais depuis un moment les passants, quand, se détachant soudain de l’ombre, le bonhomme m’apparut.

«Il s’approcha de la portière plus courbé que jamais, et, en passant, me jeta d’une voix épuisée:

«- Eh! bien, madame la marquise, qu’est-ce que je vous disais, hier?

«Je lui fis signe d’approcher encore: il m’obéit en tremblant comme une feuille.

«- Vous connaissiez donc l’accident? lui demandai-je.

«D’abord, il ne me répondit pas. Je ne pouvais voir son visage tout emmitouflé d’un cache-nez. Tout à coup, il se redressa un peu; il avait une paire de lunettes noires à travers lesquelles, Jacqueline, je sentis, je te jure, je sentis son regard qui me brûlait. J’eus peur, j’ordonnai au chauffeur de continuer sa route. Alors, l’homme s’accrocha à la portière. “En cas de danger, menaçant le commandant Jacques, vous n’aurez qu’à revenir ici en auto, comme ce soir. Restez cinq minutes et repartez sans descendre!” Là-dessus, il disparut.

«Je pensais avoir eu affaire à un malheureux fou, à un pauvre détraqué et je m’efforçais de ne plus y penser. Comment expliquer que ce fût encore à lui que je pensai tout d’abord, le soir où nous apprîmes que tout était découvert et que la liste de Jacques et de Lavobourg avait été volée.

«Sans rien dire à personne, j’obéis à la suggestion du marchand de cacahuètes. Je fis sortir l’auto et je me fis conduire à la place qui m’avait été indiquée. J’attendis un quart d’heure… une demi-heure… Personne…

«Alors je me rappelai les termes exacts dont le singulier vieillard s’était servi: “Revenez ici en auto, comme ce soir! Restez là cinq minutes, et repartez sans descendre!”

«Il n’avait pas dit qu’il viendrait. C’était ma présence au fond d’une auto, pendant cinq minutes à ce coin de rue, qui signifiait le danger! Ainsi raisonnai-je et je rentrai à l’hôtel.

«Quelques heures plus tard, je me traitais de folle. Ce marchand de cacahuètes, je l’avoue, est maintenant mon cauchemar! Pourquoi m’a-t-il fait comprendre qu’il fallait s’adresser à lui si jamais mon fils courait un danger urgent! et comment se fait-il, oui, comment se fait-il, qu’après l’avertissement qu’il m’avait demandé et que je lui ai donné, tous les périls qui menaçaient Jacques se soient évanouis… si… si vite… si… tragiquement…

– Madame! À quoi pensez-vous, madame?

– Jacques, continua Cécily, de plus en plus agitée, Jacques redoutait par-dessus tout Bonchamps et Carlier, et ils sont morts! Jacques eût tout donné pour rentrer en possession de ces documents dérobés et il les possède à nouveau à la suite de la tragédie de tantôt, quel est ce mystère?

– Je suis trop petite personne, madame, pour élever mon humble voix en d’aussi terribles circonstances, dit Jacqueline… mais ce qui m’étonne par-dessus tout, c’est que madame puisse voir un lien quelconque entre ce pauvre mendiant et les événements qui la préoccupent…

Cécily ne répondit point d’abord à Jacqueline. Elle semblait réfléchir et elle se laissa dévêtir par elle, sans résistance… Seulement, quand elle fut couchée, elle dit à l’ex-sœur de Saint-Vincent-de-Pauclass="underline"

– Jacqueline, je veux savoir qui est ce marchand de cacahuètes. Il ne doit pas être bien difficile à retrouver… Il n’y a qu’à le chercher le soir aux Champs-Élysées m’a-t-il dit… Jacqueline, il y a longtemps que tu as vu M. Hilaire?

– Oh! mon Dieu oui, il y a bien deux mois…

– Pourquoi ne vient-il plus nous voir? Il est toujours bien reçu ici. Il est peut-être malade!

– La dernière fois que je l’ai vu, ça a été pour lui faire des reproches, je dois l’avouer à madame la marquise, j’avais à me plaindre sincèrement de la livraison de la semaine, je suis allée moi-même à la Grande Épicerie moderne. Virginie n’était pas au comptoir. Il en a profité pour accuser Mme Hilaire des «erreurs» de la livraison et il m’a promis qu’il veillerait en personne à ce que pareille chose ne se renouvelât plus! Mais il paraissait très vexé car il a beaucoup d’amour-propre et il se considère maintenant comme un grand personnage.