Ces messieurs en étaient là quand la porte du cachot s’ouvrit et le garde les appela tous les trois. À cette heure, on eût dû les laisser dormir au moins leur dernier sommeil. Que se passait-il donc?
Tout simplement que l’évasion du Subdamoun avait mis «sens dessus dessous» le gouvernement de Ville et que le comité de surveillance avait décidé que le procès des complices aurait lieu sur l’heure de façon à ce que leur exécution, dès l’aurore, apaisât quelque peu les révolutionnaires qui étaient toujours prêts à crier à la trahison.
Dans la rage où le comité se trouvait, il n’y eut point de demi-mesure. On vida, sur l’heure, à peu près tous les cahots. C’est ainsi que M. Barkimel retournait au tribunal une seconde fois, pour être condamné une seconde fois à la mort!
– Si j’en réchappe, faisait-il, assez mélancoliquement, j’aurai de la veine.
La grand-chambre du tribunal révolutionnaire fut archi-bondée d’accusés que surveillaient de près les sectionnaires, baïonnette au canon. Ils étaient là une soixantaine de victimes désignées d’avance qui attendaient le bon plaisir de leurs juges.
Cependant, le baron d’Askof «portait beau»: il savait de quel prix allait être payée sa trahison et il s’en réjouissait d’avance en regardant Sonia Liskinne, qui ne faisait, du reste, aucune attention, aux manières glorieuses du baron.
Elle était tout à la charitable besogne de soutenir et de consoler une malheureuse et bien belle jeune fille que l’on avait jetée, à la dernière heure dans son cachot.
Cette jeune personne n’était autre que Mlle Lydie de la Morlière.
L’esprit diabolique du baron d’Askof se divertissait plus qu’on ne saurait dire au spectacle peu banal du couple formé par la maîtresse et la fiancée du Subdamoun!
Avec quelle joie méchante il voyait la pâleur et le désespoir de Lydie, et de quels regards de triomphe il caressait déjà celle qui ne pouvait plus manquer maintenant de lui appartenir!
Le procès fut mené rapidement comme une exécution.
Tous les accusés furent condamnés, à l’exception de trois: d’abord Mlle Sonia Liskinne, qui ne put en croire ses oreilles et qui demanda sur un ton éclatant ce qui pouvait bien lui valoir «un pareil déshonneur»!
Elle fut vite renseignée, en entendant acquitter ensuite le baron d’Askof!
Certes! elle ne pouvait douter que le baron eût trahi et que c’était à lui qu’elle devait une aussi outrageante clémence!
Le baron ricanait. Il cessa tout à coup son rire infâme en entendant acquitter également la baronne d’Askof!
Celle-ci, il n’avait point voulu la sauver; il l’avait même complètement oubliée, et, dans ses abominables combinaisons, il n’avait eu garde de penser à sa femme.
Or, c’était là une «gentillesse» de l’accusateur public, qui avait voulu être agréable à un homme qui promettait, après le procès, de faire d’extraordinaires révélations.
La baronne, qu’on était allé chercher dans la prison et qui avait été jetée au fond du prétoire, n’avait pas été aperçue du baron, qui ne la vit que lorsqu’elle piqua son admirable crise de nerfs des grands jours en s’entendant acquitter. Le baron jura comme un palefrenier pendant qu’on emportait sa femme.
Il n’y eut point d’autres incidents, et tous les prisonniers furent reconduits dans leurs cachots en attendant les premières heures du jour.
Sonia continuait de prodiguer des soins touchants à Mlle de la Morlière. Celle-ci pouvait enfin laisser couler librement ses larmes, et cette crise d’attendrissement sur son sort ne manqua point de la soulager.
Les deux femmes finirent par échanger, dans leur affreux malheur, les propos les plus sympathiques. À l’heure de la douleur et quand elles doutent du salut de l’objet aimé, il n’y a rien de tel pour rapprocher deux femmes que d’avoir aimé le même homme. Alors elles tremblent dans les bras l’une de l’autre. La jalousie, devenue inutile, a fui, en cette minute suprême, et, au lieu de se déchirer, elles s’efforcent de se consoler.
Lydie, sous le coup de sa propre condamnation, n’avait point entendu que Sonia était acquittée et elle croyait celle-ci vouée au même destin qui la frappait. Sonia, de son côté, n’avait point la cruauté de lui apprendre la vérité. Du reste, Mlle Liskinne regrettait sincèrement le bourreau, maintenant que la présence au procès de M. Hilaire et sa condamnation attestaient que l’évasion du Subdamoun avait échoué et que l’on affirmait dans la prison que le commandant avait été assassiné à coups de baïonnette par les gardes civiques!
Après un moment de silence, comme les larmes de Lydie coulaient toujours, Sonia lui dit:
– Pourquoi pleurez-vous? C’est vous qu’il aimait!
Lydie tressaillit et leva vers sa compagne de tristes yeux, puis elle secoua la tête:
– Non! non! Vous êtes trop belle; quand il vous a connue, il ne vous a plus quittée… et, maintenant que je suis près de vous, je le comprends! Laissez-moi pleurer!
Et ce fut une nouvelle explosion de sanglots. Sonia, éperdue, la berça:
– Mais vous êtes folle, ma chérie! C’est son ambition qui l’a conduit vers moi, mais à vous, il vous aurait sacrifié son ambition même. Nous étions des amis! des amis de la veille destinés à ne plus se connaître le lendemain, le lendemain qui vous appartenait tout entier, Lydie!
– Hélas! Hélas! je mourrai donc sans avoir connu ce lendemain-là! pleura encore Lydie… Que ne suis-je morte ce matin de misère où j’ai tenté de me suicider!
– Ce matin-là, malheureuse enfant! reprit l’obstinée Sonia, il a tenté, lui, de sauver le pays et il n’y a point réussi parce que vous, vous avez tenté de vous tuer! Il a tout abandonné pour vous! Et ce retard c’était la ruine de tous ses prodigieux efforts! Et il n’a point hésité! Ingrate, qui l’oubliez!
– C’est vrai! répondit la voix douce et exténuée de la jeune fille, c’est vrai! Ce matin-là, il est venu près de moi. Il a tout abandonné pour moi! Et j’ai ouvert les yeux dans ses bras… dans ses bras… dans ses bras…
Elle finit par s’endormir en murmurant: dans ses bras.
Quelques instants, Sonia la garda ainsi sur son sein, écoutant cette respiration et les dernières pulsations de cette adorable vie, qui, si jeune, était condamnée à mourir; puis, elle la déposa avec mille précautions sur le grabat. On entendait des pas dans le corridor. Elle craignit que ce tumulte qui se rapprochait réveillât la prisonnière. Anxieuse, elle était penchée sur Lydie, mais Lydie dormait, dormait maintenant si profondément qu’elle ne se réveilla même point quand la porte du cachot s’ouvrit et que l’officier municipal appela: «Mlle Lydie de la Morlière!»
– C’est moi, dit Sonia, et elle alla rejoindre les autres condamnés qui attendaient, entre les baïonnettes des sectionnaires.
La porte du cachot fut refermée. Mlle de la Morlière dormait toujours.
Par la suite, chacun crut ou put croire que le tribunal, revenant sur sa décision, avait condamné la maîtresse du Subdamoun.
Ce matin-là, on fit la toilette des condamnés dans la salle des gardes. On n’entendait que le bruit des ciseaux des guichetiers.
Mlle Liskinne eut devant elle un commis de greffe auquel elle avait eu l’occasion de donner déjà quelques pourboires et qui était doué d’une nature timide et poétique.