– Je comprends que vous êtes un assassin, exprima le Subdamoun d’une voix sèche, en essuyant d’un revers de main la sueur qui coulait de son front blême.
– Un assassin! répéta Chéri-Bibi… Qu’est-ce qu’un assassin? Pourriez-vous me le dire? Oh! je connais la formule! C’est celui qui tue son prochain avec préméditation… Si je vous disais, monsieur, que, moi, j’ai toujours prémédité de sauver mon prochain et qu’avec cette préméditation-là, le plus souvent, il m’est arrivé de le tuer! Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse? Autrefois, je disais: Fatalitas! Maintenant je ne dis plus rien et je crois au bon Dieu, au bon Dieu de mon enfance, qui punit les méchants par ma main, voilà tout! Je n’ai rien à y voir!
– M. Dimier était un honnête homme et un bon magistrat! fit le Subdamoun de plus en plus effaré de la théorie épouvantable du monstre.
– M. Dimier était mon ami! J’aurais donné ma vie pour sauver la sienne… J’ai pris la sienne pour sauver la vôtre! Sachez donc, cher monsieur, que je n’ai jamais tué que lorsque je n’ai pu faire autrement. On n’est pas un assassin quand on ne tue que lorsqu’on ne peut faire autrement!
– On n’a le droit de tuer que lorsqu’on est en état de légitime défense!
– Monsieur, depuis ma plus tendre enfance, je suis en état de légitime défense vis-à-vis de la société qui n’a cessé de m’attaquer! Un autre aurait pu en vouloir à la société! Moi je lui ai pardonné! J’ai mieux fait que de lui pardonner! J’ai rêvé de la réformer, de travailler à la rendre meilleure et plus habitable sous un chef de mon choix! Et qui ai-je choisi? Vous! Et vous avez l’air de n’en être pas flatté! Vous faites le dégoûté! Vous vous retournez et vous dites: «J’avais cela derrière moi!» Mais, mon petit cher monsieur, si vous n’aviez pas eu cela derrière vous, vous n’auriez eu personne devant vous pour vous admirer, pour vous dire: «Qu’il est beau! Qu’il est brave! C’est lui qu’il nous faut! Tout lui réussit!» Tout vous réussit! Monsieur, sans moi, vous n’auriez pas été élu à votre première élection!
– Mon concurrent a été victime d’un accident d’automobile, déclara le Subdamoun qui tremblait d’angoisse mais qui montra un front hautain.
– Oui, monsieur, d’un accident nécessaire!
– Oh! gémit Jacques en serrant la crosse de son revolver.
– Voulez-vous que nous continuions à énumérer les accidents heureux de votre brillante carrière? interrogea encore Chéri-Bibi qui tournait autour de Jacques comme pour l’exciter par une exaspération croissante à ce qu’il s’avouât vaincu ou à ce qu’il en finît tout de suite avec Chéri-Bibi lui-même.
«Je les connais tous, moi ces “accidents”, parce que j’ai été à la fois votre ange gardien et votre chef de la Sûreté, votre ministre de la Justice et votre exécuteur des hautes et basses œuvres! Plaignez-vous! Je ne vous demande rien en échange que d’en profiter ou de me tuer! Programme net, simple, facile à exécuter! J’ai fait mon ouvrage, je disparaîtrai! Vous ne me verrez plus jamais! Mais si vous devez, à la suite du petit incident de ce soir, donner cette démission comme un niais et abandonner la partie gagnée, tuez-moi! cher monsieur, tuez-moi! Je vous en prie!
Le Subdamoun posa son revolver sur la table, s’assit, prit une feuille de papier, et écrivit.
Chéri-Bibi s’approcha.
Le Subdamoun pensa que le bandit allait lui prendre son revolver. Il ne fit pas un geste pour l’en empêcher. Il était au bord de l’abîme. Il ne demandait, après ce qu’il venait d’entendre, qu’à y être précipité.
Il avait cru à la vertu; un homme était venu lui dire: «Votre vertu, c’est mon crime!»: Lui aussi ne demandait qu’à mourir. Au fond, le Subdamoun n’était qu’un très gentil garçon, bon, brave à la guerre, mais ce n’était pas un géant conducteur de peuples.
Chéri-Bibi, par-dessus son épaule, le regardait écrire. Un instant, de sa patte énorme, il arrêta la main de l’autre au moment de la signature:
– Vous allez signer votre démission de président de l’Assemblée, vous allez annoncer à la nation stupéfaite et qui n’y comprendrait rien que vous renoncez à la vie politique, pourquoi?…
Le Subdamoun se leva:
– Parce que je ne veux pas être le fils de vos œuvres!
– Rien ne saurait plus vous en empêcher!
– Je renie l’héritage! et la preuve, monsieur, c’est que vous allez mourir!
– Vous allez venger vos victimes? ricana Chéri-Bibi en croisant les bras et en dressant vers lui son front formidablement calme…
Le Subdamoun avait repris le revolver.
– Je vais vous tuer, monsieur, tout simplement, parce que vous avez assassiné mes deux grands-pères…
Mais une main s’interposa: c’était la marquise qui arrivait avec une allure de folle et qui était si pâle qu’on l’eut dite déjà prête à descendre au tombeau:
– Ne le tue pas! dit-elle… c’est ton père!
Chéri-Bibi eut une sourde exclamation. La marquise fit entendre un rire insensé.
Alors le Subdamoun se logea une balle dans la tête.
ÉPILOGUE
Heureusement, il n’en mourut pas. Et toute l’aventure se termina mieux qu’on eût pu le croire après les tragiques événements de ces derniers chapitres.
L’adresse avec laquelle Chéri-Bibi arrangea toutes choses contribua pour beaucoup à rendre l’existence supportable aux membres les plus cruellement éprouvés de cette intéressante famille.
La fameuse lettre de démission du Subdamoun fut expédiée à l’assemblée par les soins héroïques du marchand de cacahuètes lui-même, qui, la mort dans l’âme, avait renoncé définitivement à la gloire politique pour son fils. L’hôtel de la Morlière fut fermé, ce dont nul ne s’étonna, puisque le Subdamoun annonçait sa résolution de se retirer de la vie publique et de goûter un repos bien gagné.
Il fut, du reste, loué plus qu’on ne saurait dire: et à ce propos, il fit, autant que jamais, figure de héros: sa conduite ne manqua point d’être comparée à celle de Cincinnatus, célèbre pour s’en être allé labourer son champ après avoir sauvé la patrie.
Mais si, à la vérité, on se réjouit de cette disparition, c’est que la popularité de Jacques était jugée redoutable, d’abord par ceux qui craignaient qu’il voulût tout accaparer, ensuite par ceux qui, l’ayant plus longuement approché, l’avaient estimé à sa réelle valeur, qui n’était point, comme on avait voulu le croire, tout à fait transcendante. Un instant, celle-ci avait pu faire illusion à cause du grand courage civique et militaire de Jacques et de ses allures de «petit caporal» retour d’Égypte.
Au fond, ce n’était pas «un politique». Il affectait un grand mépris des contingences, mais se laissait gouverner par elles. Il voulait paraître insensible et c’était un tendre. Il était fait pour emporter une redoute et pour donner son cœur. Celui-ci, il ne sut point le défendre contre sa belle maîtresse et c’est ce qui le précipita, mais il eut le bon sens de le donner finalement à une honnête épouse et c’est ce qui, bourgeoisement, le sauva.