Mulot, Coudry et la bande s’engouffrèrent comme une trombe dans le vestibule, tournèrent sur la droite, vers les appartements de la présidence et furent arrêtés là par des huissiers qui donnaient de bonnes nouvelles du président.
Celui-ci allait déjà mieux; l’indisposition était passagère. Il faisait démentir lui-même les bruits d’empoisonnement. Il pensait pouvoir, présider la séance.
– Ouf! s’exclamait Mulot en entraînant Coudry dans la salle des Pas-Perdus, nous l’avons échappé belle. La présidence revient de droit à Lavobourg et il va être décrété d’accusation.
– Vous croyez que sa présence au fauteuil nous gênera si Carlier mange le morceau?
– C’est Carlier qu’il faudrait voir! Mais depuis ce matin, sept heures, qu’il a quitté son domicile, on ne sait ce qu’il est devenu, m’a dit le président du Conseil.
– Il ne doit pas perdre son temps, vous le connaissez.
– Voilà justement Hérisson, il faut que je lui parle.
En effet, le président du Conseil, ministre de l’Intérieur, traversait la salle des Pas-Perdus, son maroquin sous le bras.
À tous ceux qui l’accostaient, il disait sans s’arrêter:
– Avez-vous vu Carlier? Avez-vous vu Carlier?
Mais personne n’avait vu Carlier, et la figure naturellement morne et triste de ce petit Hérisson aux courtes jambes se faisait inquiète.
– Mon cher! je ne puis rien vous dire tant que je n’aurai point vu Carlier.
Enfin, celui-ci apparut, grand, courbé, la mâchoire mauvaise. On se jeta sur lui, comme à la curée. Mais il secoua la meute, emportant sa serviette bourrée de documents.
Il disparut de suite, emmenant Mulot cependant qu’un «garde à vous!» retentissait dans la salle des Pas-Perdus, jeté par l’officier de service pour le défilé du cortège présidentiel.
Mais ce n’était point Bonchamps qui venait présider la séance.
Il avait été repris de vomissements et Lavobourg le remplaçait; Lavobourg qui s’avançait entre les deux rangs de soldats, pâle comme s’il marchait déjà vers l’échafaud que les Mulot et les Coudry parlaient de dresser comme aux beaux jours de quatre-vingt-treize, pour châtier les traîtres à la République!
Après le passage de Lavobourg, le tumulte ne fit que grossir.
Le bruit courait que la liste des suspects serait lue du haut de la tribune.
Quand les groupes conservateur et agrarien traversèrent la salle, une véritable huée les accueillit et toutes les bouches crièrent: «Vive la République!»
Ah! la séance promettait d’être chaude! Les extrémistes ne cachaient plus leur dessein: Tous en prison! grondaient-ils. Si la Chambre ne reculait pas devant son devoir, elle nommerait une commission d’enquête à laquelle elle donnerait tous les pouvoirs judiciaires. Coudry ne voyait pas d’autre moyen de sauver la République!
Cependant, pour que toutes ces extravagances fussent, même en partie, justifiées, il fallait que Carlier apportât à la tribune des preuves; il avait à nouveau disparu, s’était enfermé avec Mulot.
Enfin ce dernier réapparut et cria à tous ceux qui l’entourèrent aussitôt: «Laissez-moi… je n’ai rien à vous dire! Je n’ai rien à vous dire!»
Coudry finit par le chambrer dans le moment où tous ses collègues se bousculaient vers la salle des séances pour assister au début de l’interpellation.
Mulot tremblait d’énervement. Il avait lu les papiers de Carlier, les papiers que l’on avait chipés chez Lavobourg. C’était quelque chose et ça n’était rien! Des projets de nouvelle Constitution! Tout le monde avait le droit d’en faire! Il n’était pas défendu de songer à réviser la Constitution!
Mais le coup d’État, où était-il? Et les noms des conjurés sur la liste compromettante! Carlier les attendait encore! Allait-on les lui apporter? Il jurait que oui!
Il en était tellement sûr qu’il ne demanderait pas le renvoi de son interpellation! Ce renvoi eût produit un effet désastreux. Il avait, du reste, avec les papiers Lavobourg, de quoi garder la Chambre en haleine… en attendant la liste!
– Où est-elle, cette liste? demanda Coudry.
– Eh! répliqua l’autre, en regardant autour de lui s’il n’était pas espionné… elle était chez le commandant et elle a disparu!
– C’est donc cela que la belle Sonia est si pâle! Je l’ai vue, tout à l’heure, dans la tribune, mon cher, on dirait une statue!
– Oh! elle essaie de tenir le coup, comme son ami Lavobourg! Mais c’est la figure de Subdamoun qu’il faudra voir et elle ne se montre pas vite.
– Il est peut-être déjà en fuite!
– Il faudrait demander ça à Cravely! Le voilà justement, Cravely!
Un personnage d’aspect encore assez vigoureux, malgré ses cheveux blancs, s’avançait, les mains dans les poches, le regard fureteur derrière les lunettes. M. le directeur de la Sûreté générale était sorti du rang. Et il avait toujours l’air d’être «sur la piste du crime» comme aux jours déjà lointains où il donnait la chasse aux plus fameux criminels.
– Eh bien! monsieur le directeur, c’est aujourd’hui que l’on sauve la République? fit Coudry.
– Elle est donc en danger? répliqua l’autre, et s’approchant de Mulot: Vous avez vu Carlier?
– Oui.
– Lui a-t-on apporté le morceau qu’il attendait?
– Pas encore. Mais c’est vous, le chef de la Sûreté, qui me demandez ça?
– Je suis venu ici pour m’instruire.
Et il passa, en sifflotant. Mulot haussa les épaules.
Ils entrèrent en séance pour entendre Lavobourg qui disait, d’une voix que l’on ne lui connaissait pas et d’un ton que l’on jugea peu natureclass="underline"
– Messieurs, j’ai reçu de M. Carlier une demande d’interpellation sur les mesures que compte prendre le gouvernement contre les ennemis de la République, conjurés dans le dessein avoué de renverser nos institutions par un véritable coup d’État.
Ce fut une explosion de cris, de rires nerveux, de réflexions cocasses au centre et à droite, pendant que toute l’extrême-gauche, debout, applaudissait à tout rompre.
Lavobourg agita sa sonnette d’un mouvement saccadé. Il essayait de se montrer calme, impartial et lointain, presque indifférent. La vérité était qu’il présidait comme en un rêve, ne pensant qu’au coup qui allait le frapper tout à l’heure, car il savait, non seulement qu’il avait été volé, mais surtout que la fameuse liste en tête de laquelle il se trouvait avait été dérobée chez le commandant.
Bien qu’il s’en défendît, son regard allait malgré lui à sa belle amie Sonia, la grande artiste qui l’avait jeté follement dans cette aventure. Elle dressait sa beauté de marbre entre le baron et la baronne d’Askof, ne portant pas plus d’attention à Lavobourg que s’il n’avait pas occupé le fauteuil de la présidence, adressant la parole par-dessus son épaule à un jeune homme qui n’était autre qu’un camarade de Jacques, le lieutenant Frédéric Heloni.