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Ils allèrent dîner au bois, puis ils passèrent une heure dans un petit théâtre à la mode. Partout, ils firent sensation. D’abord, Sonia était très en beauté et on admirait aussi «l’abatage» de Lavobourg que quelques-uns croyaient déjà sous les verrous.

Dès dix heures du soir, au Grand Parc, et dans les dancings, c’était une trépidation étourdissante et continue. Paris s’était mis là à virer, à tourner, à fox-trotter, à tanguer.

On jouissait de l’heure, dans la terreur du lendemain. Allait-on périr? Allait-on être sauvé? En attendant, dansons!

Et les modes, comme aux pires temps du Directoire, donnaient à cette cohue un air de mascarade.

C’étaient, dans la corbeille des loges, des Flores, des Hébés, des Grecques, des Orientales. Mais la plus belle et la plus admirée, ce soir-là, était, entre Lavobourg et le baron d’Askof, qui avaient la fièvre de ce merveilleux voisinage autant que de leur vengeance prochaine, c’était la belle Sonia.

Quand elle apparut dans sa loge et qu’elle laissa tomber son manteau, il y eut un murmure d’admiration.

Parmi ceux qui la dévisageaient avec le plus d’assiduité étaient trois personnages assis à une table à quelques pas de la loge.

C’étaient trois braves bourgeois qui ne devaient guère être habitués du lieu.

Ils paraissaient être plus offusqués par tout ce qu’ils voyaient que transportés d’enthousiasme! et la toilette de Sonia en particulier semblait exciter leurs critiques.

L’un d’eux fixait même l’artiste avec effronterie. Elle tourna la tête et ne s’occupa plus de ces trois imbéciles qui ne savaient point rendre hommage à la beauté quand celle-ci fait la grâce aux passants de lui montrer un peu de ses aimables secrets.

– Détourne la tête, courtisane éhontée, fit M. Barkimel à mi-voix, assez prudemment pour n’être entendu que de ses voisins, rougis si tu le peux encore, du scandale que tu provoques, femme indécente! mais tu ne feras pas baisser les yeux à un honnête homme!

Mais M. Florent était d’un avis différent. Il ne l’envoya pas dire à M. Barkimel. Les deux amis se chamaillèrent si bien que tout à coup M. Hilaire, visiblement agacé, se leva en priant ces messieurs de ne point se déranger et en leur annonçant qu’il serait de retour tout de suite. Et il sortit du bal. C’était la troisième fois qu’il se livrait à ce manège.

Il est incompréhensible! exprima M. Florent, et je me souviendrai de sa journée de congé!

Comme notre maître épicier venait de sortir, un monsieur, copieusement barbu, enveloppé d’un ample pardessus et coiffé d’un chapeau de feutre mou qui lui descendait sur les yeux, vint s’installer sur sa chaise.

– Cette chaise est prise, déclara M. Barkimel.

– Elle appartient à un de nos amis qui va venir et qui ne sera pas content de trouver sa place occupée, ajouta M. Florent.

Mais les deux braves bourgeois pouvaient dire tout ce qui leur plaisait, l’intrus ne paraissait même pas les entendre.

– Enfin, monsieur, êtes-vous sourd?

– Quoi? monsieur? Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que vous dites?

– Nous vous disons que cette chaise est retenue!

– Non, messieurs, non, cette chaise n’est pas retenue. Quand une chaise est retenue, on met quelque chose dessus, mais il n’y avait rien sur cette chaise. Je la garde.

– Ah ça! mais, monsieur, exprima M. Florent avec une grande dignité qui fit l’admiration de M. Barkimel, ah ça! nous prenez-vous pour des imbéciles!

Oui, messieurs! répondit l’homme au chapeau mou.

MM. Barkimel et Florent se regardèrent avec des yeux de flamme comme s’ils se consultaient pour réduire en bouillie cet impertinent personnage; puis, M. Florent, toujours avec la même dignité, laissa tomber ces mots:

– Du moment où vous le prenez sur ce ton, monsieur, nous n’avons plus rien à dire!

– Très bien! fit M. Barkimel.

L’homme, avec sa chaise, s’éloignait insensiblement de la table, se rapprochant ainsi de la loge occupée par la belle Sonia.

– Il a peur! dit M. Florent.

– Tu lui as bien «rivé son clou», dit M. Barkimel.

Sur ces entrefaites parut M. Hilaire, qui s’étonna de n’avoir plus de chaise.

– C’est monsieur qui vous l’a prise! expliqua M. Barkimel.

– Par exemple! s’écria M. Hilaire.

À ce moment, l’homme quitta la chaise et s’appuya de dos contre le coin de la loge de la belle Sonia et M. Hilaire courut reprendre son siège, ce qui fit sourire l’homme.

– Il n’a point «pipé», observa M. Barkimel. Au fond, c’est un lâche.

– Sans compter qu’il a de drôles de façons, cet olibrius, fit remarquer M. Florent. Regardez-le, comme il se glisse devant la loge, les mains derrière le dos!

– Moi, si j’étais à la place de la belle Sonia, je me méfierais! et je ne laisserais point pendre comme ça mon réticule!

– Tenez! voilà l’homme qui passe devant le réticule! Il est passé! et le réticule est parti!

– Au voleur! s’écria M. Hilaire d’une voix éclatante.

L’homme était déjà loin, se faufilant parmi les groupes du côté de la porte de sortie!

M. Hilaire se précipita: «Au voleur! Arrêtez cet homme!» M. Hilaire fut immédiatement entouré, bousculé et même frappé.

– Quel voleur? Quel voleur? lui criait-on, et on le rouait de coups.

M. Hilaire, dégagé par un garde municipal, put enfin donner des explications:

– C’est un homme qui a volé le réticule de la belle Sonia!

Tous les regards se tournèrent vers la loge de l’artiste.

– On vous a volé votre réticule? demanda le garde.

– Moi? répondit la belle Sonia, mais je n’avais pas de réticule!

– Mais enfin, je n’ai pas rêvé, s’écria M. Hilaire, exaspéré… Il y avait bien là, tout à l’heure, un réticule qui pendait hors de la loge et que madame tenait à la main!

– Cet homme est fou! dit la belle Sonia.

– Quand on a l’habitude de se divertir à ce genre de plaisanterie, fit un autre, on reste dans les bals musette!

– Monsieur n’a pas l’habitude de fréquenter le beau monde, fit tout à coup une voix étrange, sourde, rauque, rocailleuse, qui semblait sortir de terre.

À cette voix, M. Hilaire tressaillit.

Il aperçut un vieillard effroyablement cassé en deux par les ans qui se traînait ici et là, comme une larve, laissant derrière lui, à presque toutes les tables et sur le bord des loges, quelques-unes de ces petites cacahuètes dont il portait un petit baril plein, à son bras tremblant.

– Ah! voilà Papa Cacahuètes! voilà Papa Cacahuètes! criait-on à diverses tables.

M. Hilaire avait enfin trouvé le marchand de cacahuètes qu’il cherchait. Il était tel que Mlle Jacqueline le lui avait décrit. C’était bien lui qui intéressait tant la marquise du Touchais.