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– Vous n’avez pas besoin de le dire, ça se voit!

– Combien je vous dois, mon brave homme? demande M. Hilaire, horriblement vexé.

– Il y a longtemps que Monseigneur est épicemard fit le bonhomme en empochant sa monnaie.

– Plus de quinze ans! répond M. Barkimel.

– Quinze ans! répéta Papa Cacahuètes. La Bourse de commerce n’a plus qu’à bien se tenir!

– Fichons le camp! commande aussitôt M. Hilaire dont la patience, cette fois, est à bout.

Mais le Papa Cacahuètes arrête un instant le bouillant M. Hilaire par les pans de son habit.

– Pardon, excuse, Monseigneur? Mais dites-moi un peu, dans votre boutique, c’est-y qu’on vendrait de la morue?

– Bien sûr qu’on vend de la morue. Et puis après?

– Mais d’la vraie, d’la bonne! D’la morue à l’espagnole?

À ces mots, M. Hilaire chancela. Ah! comme l’autre l’aimait, la morue à l’espagnole!

Tandis que, d’un air égaré, ses yeux cherchaient la silhouette du marchand de cacahuètes qui avait disparu, ses lèvres murmuraient pour lui, pour lui tout seul et si bas que nul n’eût pu les entendre, les syllabes fatidiques qui commencent par un C et par un B.

– Ch… B… B! Ch! B… B…!

Dans le même moment, un grand tumulte éclata dans l’assemblée. Un homme était monté sur une table et lisait tout haut la dernière édition d’un journal du soir, le Journal des Clubs, la feuille de Coudry. Et M. Hilaire, malgré le piètre état auquel la morue à l’espagnole avait réduit son «moi», put entendre ceci:

«Club de l’Arsenal. Présidence du citoyen Tholosée. Compte rendu de la séance de nuit. Le citoyen Tholosée a mis aux voix et a réussi à faire voter par une assemblée délirante d’enthousiasme «patriote» une motion tendant à ce que tous les clubs de la capitale demandent à la Chambre de rétablir la loi sur la peine de mort en matière politique et au gouvernement de faire dresser la guillotine du peuple sur la place de la Concorde quand cette place était digne de s’appeler place de la Liberté! En fin de séance, le citoyen Tholosée a fait voter le vœu que la première tête qui tombera sous le couteau politique fût celle du commandant Jacques du Touchais, traître au pays et à la République!»

Aussitôt, il y eut des cris, des acclamations, des injures, des horions! On criait: «Vive le commandant!» et «À mort le commandant!» ou «À la maison de fous, Tholosée!» «Au feu le club de l’Arsenal!» et, ce qui était plus important pour M. Hilaire: «À la rivière, le bureau de l’Arsenal!»

Aussitôt, M. Hilaire, qui s’était laissé tomber défaillant sur une chaise, se trouva seul comme par enchantement. M. Barkimel et M. Florent avaient disparu.

Puis tout à coup, il se trouve entouré d’un groupe des plus hostiles. – Il paraît que c’est vous le secrétaire de l’Arsenal?

– Moi! s’exclama M. Hilaire qui eut un trait de génie… moi! je ne sais pas lire!

Le malheur était qu’il avait les poches bourrées de journaux, ce dont on s’aperçut, et que ces journaux n’étaient point précisément de la nuance appréciée par les amis du commandant!

«À l’eau! À l’eau! le secrétaire du club de l’Arsenal!» et déjà deux forts gaillards faisaient mine de le charger sur leurs épaules.

Tout à coup, il y eut une voix rauque qui prononça:

– Voulez-vous bien laisser mon ami tranquille! vous n’allez pas lui faire du mal peut-être! C’est un épicemard qui me donne mes cacahuètes pour rien!

– Ah! bien! fallait le dire, Papa Cacahuètes!

Et ils lâchèrent ce pauvre M. Hilaire, qui déjà était plus mort que vif!

M. Hilaire regardait le marchand de cacahuètes qui était resté près de lui, avec une émotion indicible! Il ne pouvait dire dans sa reconnaissance que deux mots, et encore il n’osait pas les prononcer bien haut… «Cher… Bib! Cher! Bib!» soupirait-il les mains jointes, les genoux tremblants!

– Chut! fit l’étrange vieillard en levant un doigt sur sa bouche!

Et il lui fit le signe impératif de le suivre, tandis qu’il riait sourdement.

«Ah! c’est bien son rire, je reconnais son rire! On ne peut pas se tromper à un rire pareil! Il n’y a pas deux rires au monde comme le rire de Ch… B…»

De quel pays de damnation revenait donc ce revenant?

M. Hilaire, le physique malmené et le moral profondément atteint, ne sachant exactement s’il devait se réjouir ou s’épouvanter d’une aussi prodigieuse rencontre, M. Hilaire traversa, derrière cette larve redoutable qui rampait dans les ténèbres, le Grand Parc en tumulte.

XI UNE NUIT HISTORIQUE

L’histoire devait ranger cette nuit du dimanche au lundi qui précéda le plus audacieux des coups d’État parmi les «nuits historiques».

Les mystérieux émissaires du commandant avaient fait savoir à ses principaux «amis» qu’ils eussent à se tenir, cette nuit-là, prêts à toute éventualité.

Au Sénat, le président Baruch avait eu une longue conférence avec Michel, Oudard, Barclef et le grand juif Saroch. Celui-ci leur apprit qu’une tentative de corruption dirigée contre la vertu civique et révolutionnaire de Flottard, le gouverneur civil du gouvernement militaire, avait complètement échoué.

– Nous saurons nous passer de lui! dit Baruch à Oudard qui se lamentait. Le commandant m’a promis qu’à l’heure décisive il ne serait plus permis à Flottard de sortir de son hôtel!

Baruch était un petit vieillard sec et têtu qui avait appris à aimer la République aux côtés des «purs» et qui s’était juré de l’arracher aux révolutionnaires pour la ramener aux saines traditions des beaux jours qui avaient connu la toute-puissance du régime.

Pour cela, il n’avait pas hésité à mêler un instant sa fortune à celle d’un soldat dont le concours lui était absolument nécessaire mais il déclarait aux grands républicains qui étaient du complot et qui redoutaient l’avenir tout en déplorant le présent que du moment qu’il était là, lui, «la République n’avait rien à craindre».

Jacques l’avait tâté pour lui demander s’il voulait être du gouvernement provisoire, mais, né malin, Baruch avait refusé, voulant rester à la tête de l’assemblée et réserver ainsi le prochain avenir sans se brûler.

Au fond, il estimait que le règne du gouvernement provisoire serait très rapide, les travaux de révision de la Constitution devant être menés tambour battant, après quoi, «les grands républicains», maîtres à nouveau de la situation, seraient libres de se débarrasser de ce duumvirat éphémère, avec plus ou moins d’élégance, selon l’attitude de Jacques.

Cette nuit-là, que faisait Jacques? Enfermé dans le mystérieux et élégant réduit de l’hôtel du boulevard Pereire avec Frédéric Héloni, alors que la police de Cravely les croyait tous deux dans l’appartement de l’avenue d’Iéna, il donnait ses derniers ordres à son fidèle lieutenant et prenait ses suprêmes dispositions.