Il se dressa devant elle dans une agitation subite.
– Le saurais-tu Véra, le saurais-tu?
– Je le tuerais! Moi-même, je le frapperais, pour qu’il sache bien que c’est toi que je venge, Askof!
– Ce que tu appelles me venger, Véra! faire mourir un homme comme tout le monde!
– Que voudrais-tu donc?
– Que tu le laisses vivre! Mais quelle agonie, quelle lente agonie serait la sienne, si tu t’y prenais bien! Écoute, je vais te dire certaines choses, et puis tu trouveras les autres, qui constituent une partie du secret de cet homme, dans une lettre cachetée que je te montrerai!
À ce moment, on entendit un singulier sifflement dans la rue. Askof se dressa, effaré, s’avança jusqu’à la fenêtre, souleva légèrement un rideau; il regarda dans le noir, dans la nuit épaisse du square. D’autres coups de sifflet plus éloignés se firent encore entendre, semblant se répondre les uns aux autres.
Askof laissa retomber le rideau et revint auprès de Véra, frissonnante.
– Je suis bien gardé, dit-il… Ils sont sûrs que cette nuit, pendant qu’on fait le coup et que l’autre cambriole la République… je ne pourrai pas le trahir!
Et il ricana atrocement en pensant à Lavobourg, qui devait faire cette besogne-là tout seul!
– Je suis sûre que tu as fait des bêtises! dit Véra en essayant de le confesser. Si tu n’avais rien fait, il ne te surveillerait pas ainsi et il n’aurait pas joué à te terrifier avec ces treize cacahuètes!
– Oui, j’ai fait des bêtises, avoua Askof en allumant une cigarette, puis en ouvrant sa cave à liqueurs, dans laquelle il prit le flacon de «vodka»… C’est moi qui ai donné les indications grâce auxquelles la police a pu mettre la main sur les papiers de Jacques et de Lavobourg… Tu as vu s’ils ont traîné longtemps dans la poche de Carlier, les papiers, ce qu’il a eu vite fait de les faire reprendre, le vieux, et comment! Mais quoi! j’avais perdu la tête! Quand je pense que l’autre va pouvoir réussir! que tout le pays l’attend! qu’il a pour lui les hommes, les femmes, la République! Ah! Véra! tu ne trouves pas ça monstrueux, toi?
– Ce que je trouve extraordinaire, vois-tu, Georges, dans cette affaire, c’est que tu marques tant de haine pour un homme qui ne t’a jamais fait de mal et qui, tout au plus, devrait te laisser indifférent! Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu le détestais ainsi!
– Si! je te l’ai dit cent fois! Parce que tout le monde l’aime!
– Parce que Sonia Liskinne l’aime? corrigea Véra soupçonneuse et jalouse.
Alors il éclata:
– Le moment est venu de te dire pourquoi je le hais! Je le hais parce que c’est mon frère!
– Hein?
– Première confidence! ce ne sera pas la seule, aujourd’hui! ajouta-t-il, d’une voix basse et inquiète, mais écoute… écoute ce qui se passe dans la rue!
Et il retourna hâtivement à la fenêtre.
Trois coups de sifflet venaient de retentir à nouveau. De nouvelles ombres glissaient rapidement devant les grilles du jardin, semblant aller au-devant d’une petite troupe qui accourait… Et puis Askof ne vit plus rien… Tout se perdit dans la nuit.
Il lâcha le rideau, s’en fut à une table-bureau dont il souleva l’ébénisterie et il montra à Véra une grande enveloppe cachetée qui était très ingénieusement dissimulée là.
La lettre dont je t’ai parlé, dit-il dans un souffle et il laissa aussitôt retomber sur elle la plaquette qui dissimulait merveilleusement la cachette.
Véra, alors toute bouleversée de l’extraordinaire confidence, reprit:
– Son frère! Tu es donc un Touchais!
– Et le premier! fit Askof en vidant son verre plein de vodka… C’est moi qui devais porter le titre de marquis! C’est à moi qu’il appartient, à moi seul! Mais il me l’a volé! Jacques m’a tout volé! Comprends-tu pourquoi je le hais?
– Non, fit Véra en secouant la tête… non… je ne comprends pas! je sais qu’il avait un frère aîné qui est mort en Amérique… et à moins que tu ne sois ce frère-là!
– Je le suis!
– Tu n’es donc pas un Askof?
– Tu ne l’as jamais cru!
– J’ai cru tout ce qu’il t’a plu de me dire, Georges, tu le sais bien! Nous autres, quand nous aimons, nous ne demandons qu’une chose, c’est qu’on nous aime et le reste importe peu… Et il n’y a qu’un crime qui, compte pour nous, c’est la trahison de celui que nous aimons! Va donc; mon chéri, va! raconte-moi ton histoire: n’aie peur de rien! Puisque je t’aime tel que tu as été! Toi, le frère de Jacques! mais tu ne lui ressembles en rien!
– N’est-ce pas? Je te remercie de ce cri-là! Je le crois bâtard, ma chère! et c’est un bâtard qui m’a volé ma place, mon rang!
Et la fortune! ajouta Véra.
– Non! la fortune, c’est moi qui l’ai mangée! Il me fallait bien une revanche, hein? Ah! si tu savais ce qu’un gamin, gâté comme je l’ai été par une mère malheureuse, peut souffrir lorsque, grandelet, déjà, il voit tout à coup les caresses de sa mère se détourner de lui pour se répandre sur le nouveau-né, sur le petit frère inattendu, tard venu, qui, du jour au lendemain, devient le petit roi de la maison!
Pour en finir avec cette première période de mon histoire, sache qu’un beau jour je l’ai si bien arrangé à coups de bêche qu’il faillit en mourir!
Alors, on m’expédia, on m’exila en Angleterre. Depuis ce jour-là ma mère et mon frère ne m’ont jamais revu! Comprends-moi bien, ils ont pu apercevoir, connaître même le baron d’Askof, mais, pour eux, Bernard (c’était mon nom), Bernard est mort! D’Angleterre, j’étais allé en Amérique où là j’ai mangé carrément dans les affaires et dans certaines histoires où se trouvait engagé l’honneur de mon frère, toute la fortune ou à peu près!
Ce que fut ma vie à cette époque, toi qui me connais, tu peux l’imaginer! Je ne reculais devant rien! J’avais la joie infernale de savoir que chacune de mes nouvelles… disons de mes nouvelles imaginations… frappait les autres, là-bas, en France, les déchirait, les ruinait et enfin par un dernier coup, à San Francisco, j’avais rêvé de déshonorer à jamais le nom des Touchais, quand, soudain, un pauvre vieillard est venu frapper à ma porte.
Ce pauvre vieillard, tu l’as reconnu, c’était lui! C’était celui que tout le monde appelle ici «Papa Cacahuètes.»
– Mais son nom! son nom! supplia Sonia.
– Ne souhaite pas de savoir jamais son nom, Véra… tu ne le sauras que lorsque je serai mort! Alors, tu ouvriras cette lettre que je t’ai montrée et tu y liras en toutes lettres son nom!
– Et tu t’es donné à cet homme?
– Oui! Et quand cet homme est sorti de chez moi avec ma signature, je savais que je venais de m’asservir à l’une de ces natures infernales qui sont assez puissantes pour peser sur le destin du monde!