– Mais à qui? À qui t’étais-tu donné?
– Véra, quand j’ai dû, pour la première fois, te parler du marchand de cacahuètes…
– C’était la première fois que je te voyais aussi pâle, aussi défait…
– C’est que c’était la première fois que j’avais fait éclater sa colère. Et il a bien fallu que je me confesse à toi, que je te dise que ma vie dépendait de cet homme, qu’il était le maître de mes secrets et l’instrument d’une terrible association politique dont j’avais consenti à faire partie un jour de détresse, et à laquelle je devais obéir aveuglément! Or, je t’ai menti, Véra, quand je t’ai parlé d’association politique! L’homme à qui je me suis donné est le Roi du Bagne!
– Qu’est-ce que tu dis? fit, de plus en plus affolée, Véra… Qu’est-ce que c’est que cela: le Roi du Bagne?
– Ce que c’est, quelque chose comme le maître du crime sur la terre! Écoute, Véra, écoute! Il y a toujours eu à toutes les époques, et cela ne s’est pas passé seulement dans les romans – c’est de l’histoire – il y a toujours eu dans la vie des peuples un être qui s’est trouvé le chef de toute la géhenne humaine, autour duquel se sont groupés dans l’ombre tous les damnés et tous les condamnés, tous les réprouvés, tous ceux qui ont perdu le droit de tuer ou de voler au grand jour, parce qu’ils se sont fait prendre une fois… Cette troupe prodigieuse de l’ombre, dispersée et cachée, masquée sous un faux titre ou sous un faux nom, obéit à un roi, le Roi du Bagne! Le Dab du Pré! comme disent les bandits dans leur argot!
«C’est lui qui tient la caisse, lui qui fait parvenir l’argent là où on en a besoin, et qui le recueille quand la moisson est venue… C’est lui qui supprime ceux qui ne lui obéissent pas comme il lui plaît, au nom de l’intérêt de tous, et sans qu’il y ait possibilité du moindre recours contre lui!
«Ses troupes ne lui font jamais défaut…, ses cohortes ne s’affaiblissent pas! Le crime lui donne chaque année de nouveaux soldats… Et c’est organisé, son recrutement! Une merveille!
«Et cette armée du mal, qui la dirige? C’est lui! tu entends, lui! lui qui est le seul à savoir ce que sont devenus exactement tous ses hommes et qui continue à avoir l’œil sur eux et à percevoir l’impôt sur eux, sur leur prospérité et sur leur peur! Tour à tour, il les aide et les terrifie!
– Mais toi, fit Véra en frissonnant, toi, qu’as-tu donc fait pour accepter d’être un rouage dans cette épouvantable machine?
– Oh! le premier des rouages! Cet homme m’a offert d’être son bras droit… c’est sa puissance qu’il a étalée, Dieu sait avec quel orgueil, qui m’a séduit! Et puis, ma petite, si je n’avais pas accepté, c’était bien simple: je me rendais parfaitement compte que, après une proposition pareille, il ne me laisserait pas longtemps jouir de l’existence! Enfin, je te l’ai dit, j’étais à une minute de la vie où tout est perdu si le diable ne s’en mêle pas. Il est venu! Et en réalité, de moi, il n’avait besoin que d’une chose terrible… épouvantable…
– Que veux-tu dire encore?
– Je touche là, Véra, au mystère des mystères qui sera ma troisième et dernière confidence… Il n’a besoin de mon travail que pour le triomphe de mon frère!
– C’est cela qui est incompréhensible! murmura Véra… Comment est-il justement allé te chercher, toi, toi, le frère de Jacques pour faire triompher Jacques que tu hais?
– Il voulait me punir de ma haine! c’est lui qui me l’a dit depuis… Il voulait me châtier d’avoir failli le tuer, un jour, dans nos querelles d’enfants, et, en vérité, il ne pouvait inventer de plus extraordinaire supplice!
– Mais qu’est-ce que Jacques est donc à cet homme?
– Voici qu’un jour, dans une de ces heures de fureur souveraine qui font parfois de ce vieillard la chose la plus hideuse et la plus redoutable à voir, voici ce qu’il m’a dit, c’était un jour où j’avais déclaré que je n’étais pas devenu un Askof pour travailler plus longtemps à la gloire des Touchais… il me prit dans ses bras, tu entends, dans ses bras… ce pauvre vieillard… et ce n’était pas pour m’embrasser, je te prie de le croire! D’abord, je pensai qu’il allait m’étouffer. J’étais comme dans un étau et je redoutais que cet étau ne se resserrât jusqu’à la mort… mais tout à coup, il me rejeta dans un coin avec la force d’une catapulte. Et il me cracha ceci:
«- Toute ta vie, tu travailleras à cela et à bien d’autres choses encore! Toute ta vie pour avoir osé toucher à un cheveu du petit Jacques! Toute sa vie pour avoir fait pleurer sa mère, Cécily!
«Il ne dit point “la marquise”, il dit Cécily! et, si tu savais sur quel ton! avec quelle voix que je ne lui connaissais pas! Et le malheureux pleurait… oui, j’ai vu les larmes du Roi du Bagne. Il s’en alla. Cette façon dont il avait parlé de Jacques et de Cécily me donna beaucoup à réfléchir! Je t’ai dit que la marquise du Touchais, mariée mais bonne mère, n’avait pas toujours fait bon ménage avec mon père… Eh bien! je me suis mis à étudier cette période de l’histoire des Touchais, je me suis documenté…
«J’ai interrogé avec quelle prudence, tu peux m’en croire! J’ai calculé, j’ai raisonné et j’ai osé conclure… Ma mère, une Française… née Bourelier, une jeune fille très riche, mais du commun, avait pu avoir comme on dit quelque “connaissance” dans le pays… avant le mariage… un pauvre garçon qui aurait été par exemple fou d’amour de la demoiselle de la villa de la Falaise… la demoiselle se marie, devient marquise, est malheureuse comme les pierres… le pauvre garçon, lui, qui pendant ce temps, a “eu des malheurs” revient dans le pays! Je suis sûr qu’il a revu ma mère! Comment? Sous quel nom? sous quel déguisement? Comment l’a-t-il “aimée”? Là est le mystère, le mystère profond, insondable! Et je ne puis, sur ce garçon-là, t’en dire plus long parce qu’alors, je touche au secret qui se paie avec la mort! et que tu trouveras dans ma lettre, si je dois mourir!
«Eh bien, Véra, c’est là que tu tiens la formidable vengeance! Tu n’auras qu’à jeter publiquement le nom que tu trouveras dans cette lettre dans les jambes de Jacques du Touchais! Il trébuchera pour ne plus se relever jamais! Et le Papa Cacahuètes en mourra!
– Tu crois donc?
– Je crois que Jacques est son fils… je ne le crois pas, j’en suis sûr!
Et une fois encore Askof fut dressé haletant, sur ses jambes tremblantes. Dehors, un sifflet à roulettes faisait entendre une sorte de grelottement bizarre et sinistre.
– Le sifflet de la mort! murmura-t-il dans un souffle… Il sait «quand nous pensons à le trahir»! et il nous fait savoir par le «sifflet de la mort» ce qu’il en coûte! Mais, au fond, il ne peut pas me tuer! Il lui manquerait, après ma mort, de me faire souffrir! C’est son plaisir de me faire peur! Il ne peut pas s’en passer!