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M. Talbot appela M. Saw et lui dit que M. le commissaire inspecteur s’était rendu lui-même au domicile du prisonnier, avait visité sa bibliothèque qui était d’un goût déplorable et digne de la confiscation. Cependant il avait eu tout de même la bonté de lui rapporter l’un de ces volumes qu’il avait parcouru et qui avait trouvé grâce devant lui. M. Saw pouvait donc prêter ce livre à ces dames, pour leur distraction.

Pendant que M. le directeur parlait et que M. Saw l’écoutait, M. Hilaire, toujours ceinturé de sa magnifique écharpe rouge, s’avançait vers la belle Sonia et, après l’avoir saluée, lui remettait le livre en disant:

– Vous voyez, madame, que nous ne sommes point des tigres! Amusez-vous bien pendant qu’il en est temps encore et lisez vite! car ni vous ni moi ne sommes maîtres de l’heure!

– Je vous remercie de la précaution! répondit Sonia en souriant, et je vous promets de ne point perdre de temps.

Aussitôt elle ouvrit le volume et lut tout haut le titre, d’une voix qu’elle essaya d’affermir, mais qui tremblait un peu: «Mémoires sur la Révolution française, par Mme Elliot, traduit de l’anglais par le comte de Baillon, avec une appréciation originale de Sainte-Beuve.»

Évidemment, ce n’était point ce titre qui faisait trembler la voix de la belle Sonia, mais bien ce qu’elle pouvait lire au-dessus et qui y avait été collé:

«Lettre des comités contre-révolutionnaires de Lyon, de Bordeaux, de Toulouse, de Marseille, de Lille, de Nancy et de Tours au commandant Jacques du Touchais, prisonnier des ennemis de la nation.»

Nul, à l’exception de Lavobourg et du baron d’Askof, ne s’était aperçu de cet émoi.

M, Hilaire avait entraîné M. Talbot et M. Saw lui-même dans le fond de la cour et là leur tenait des propos qui devaient être fort intéressants, mais que l’histoire de la seconde Terreur française n’a pas enregistrés.

Quant à M. Florent, il était moins préoccupé par la lectrice que par la reliure.

Il avait reçu une nouvelle commotion à l’énoncé du titre et il ne doutait plus que ces Mémoires qui avaient figuré dans sa bibliothèque ne fussent à lui!

Ah! s’il eût pu avoir le livre en main, ne fût-ce qu’une seconde!

Tout doucement, il se glissait du côté du groupe qui faisait cercle autour de Sonia, mais alors il arriva que le baron d’Askof se détacha de ce groupe et vint à lui avec une grande affectation d’amitié.

Il lui serra la main.

– Vraiment! monsieur Florent! mon cher compagnon de chaîne! comment vous êtes-vous décidé à sortir, monsieur Florent?

M. Florent essayait de résister au baron qui, en même temps qu’il l’étourdissait de son verbiage, l’entraînait dans une galerie. Mais Askof ne le lâchait pas. M. Florent finit par lui dire:

– Écoutez, monsieur, il ne s’agit point de tout cela, mais du livre…

– Ah! ah! il s’agit du livre! Et de quel livre?

– Mais du livre que M. le commissaire inspecteur a rapporté de chez M. Saw, sur les indications de ce peu délicat personnage…

– Vous connaissez donc M. Saw, monsieur Florent?

– Si je le connais, il a été client de ma bibliothèque circulante pendant plus de vingt ans! et je vois bien, hélas! que de nombreux volumes de ma bibliothèque ont cessé de circuler…

– Monsieur Florent, vous avez de l’esprit!

– Je ne sais point si j’ai de l’esprit, mais je voudrais bien avoir mon livre… que Mlle Liskinne me le passe seulement un moment et je saurai bien lui prouver que ces Mémoires de Mme Elliot sont à moi!

– Si vous avez vraiment de l’esprit, monsieur Florent, déclara brusquement et sur un ton étrange le baron, vous comprendrez qu’il ne faut pas insister pour avoir ce livre, monsieur Florent!

– Et pourquoi donc? demanda M. Florent, interloqué.

– Parce que je n’aime point les mouchards! répliqua le baron en prenant M. Florent aux épaules et en le regardant d’une façon terrible.

Persuadé qu’il avait fait une impression redoutable sur M. Florent, le baron se détourna alors du pauvre homme et regagna le petit cercle que Sonia et ses amies faisaient au centre de la cour, tandis que les autres prisonniers se promenaient autour d’eux.

Sonia parcourait rapidement les feuillets collés de la lettre au commandant Jacques, lettre qui commençait ainsi:

«Commandant! la France n’a plus d’espoir qu’en vous, et cependant nous venons d’apprendre que vous avez refusé d’user du seul moyen d’évasion qui pourrait vous sauver! Vous n’en avez point le droit, commandant…»

À ce moment, un certain brouhaha et un important murmure qui s’élevaient au fond de la cour attirèrent l’attention générale. On détourna les yeux du côté de ce tumulte et alors Sonia vit s’avancer, parmi la foule des prisonniers qui accouraient pour le mieux voir, le Subdamoun lui-même.

Il était d’une pâleur de cire. On eût dit un Lazare sortant du tombeau. Mais, dans cet aspect funèbre, il avait conservé ces admirables lignes du visage qui sont la marque du plus ferme et du plus noble caractère. Hélas! il ne pouvait plus avoir que la volonté de cacher au profane le désespoir d’une âme écrasée par un trop lourd destin!

C’est en vain que Talbot, l’épaule appuyée à un pilier de la galerie, qui le protégeait de son ombre, guettait chez cette illustre victime la manifestation passagère de la plus petite défaillance.

Dans le morceau de pain qu’il avait rompu, à son petit déjeuner du matin, le commandant Jacques avait trouvé, sur une infime parcelle de papier, la phrase qui lui avait dicté sa conduite. Il ne douta point que tout ceci ne tendît à rien moins qu’à le faire revenir sur la volonté qu’il avait de ne se prêter à aucune tentative d’évasion, mais, par respect pour sa mère, il fit ce qu’elle lui demandait.

Sonia s’était levée en l’apercevant, et son émotion était telle que la belle artiste était devenue, pour le moins, aussi pâle que lui!

Il eut, à son intention, son premier et triste sourire. Leurs regards se croisèrent et la vie de l’amour revint, en un instant, apporter des couleurs aux belles joues de la captive.

Elle ne fut point maîtresse de l’élan qui la jeta vers lui et presque dans ses bras. Dans ce moment, il comprit qu’il avait eu pour cette adorable femme autre chose qu’un caprice coupable.

Et il s’avoua le crime qu’il commettait en aimant Sonia. Pauvre Lydie! N’était-elle donc plus aimée? Qui donc eût pu le prétendre ou tout au moins l’affirmer?

Nous touchons là au mystère du vaste cœur des hommes, sollicités par deux objets également aimables, mais si absolument différents qu’on peut lui trouver, à ce cœur et surtout en temps de révolution, des excuses d’apprécier pleinement la vertu de l’un sans avoir le courage de rejeter la séduction de l’autre.