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– À l’Assemblée, disaient ces magistrats d’un jour, les représentants du peuple ont bien coutume de soutenir la force de leurs discours avec les liqueurs et le cru de leur choix, qui donc aurait le courage de refuser un verre de vin à un juge qui a besoin de tout son courage pour ne point se laisser attendrir par les larmes hypocrites des ennemis de la nation!

Mais était-ce bien le vin qu’il avait bu qui tournait ainsi sur le cœur de M. le président Barkimel et le faisait si pâle… et pendant quelques secondes, si balbutiant?

M. l’accusateur public ne semblait point partager, à ce point de vue, l’erreur des juges assesseurs.

Sans doute avait-il surpris le coup d’œil échangé entre les deux hommes; sans doute avait-il été averti que quelque anomalie pourrait se produire ce jour-là dans le cours de la justice révolutionnaire, toujours est-il que l’homme à la terrible moustache se leva et prononça ces menaçantes paroles:

– Si monsieur le président n’y voit aucun inconvénient, nous allons maintenant juger l’accusé Florent. Comme le dossier que je viens de faire passer au tribunal le démontre nettement, il a mérité, même aux yeux les plus prévenus en sa faveur, dix fois la peine de mort!

Par ces mots prononcés sur le mode glacé, M. Barkimel se sentit visé au moins autant que M. Florent lui-même.

Il comprit que la minute était aussi grave pour le juge que pour l’accusé; aussi, rassemblant toutes ses forces morales, il parvint à surmonter un émoi qui pouvait lui être fatal et il déclara d’une voix sourde:

– Je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on juge immédiatement l’accusé Florent. Gardes! amenez-le devant moi!

M. Florent sentit des mains qui s’appesantissaient sur ses épaules. Aussitôt, il s’écria:

– Je suis innocent! Je suis un partisan inéluctable de la révolution! Vous ne commettrez point le crime de vous souiller de mon sang! J’ai confiance dans mes juges!

Cette dernière phrase, dite d’une certaine façon par M. Florent, fut trouvée horriblement compromettante par M. Barkimel. Celui-ci répliqua aussitôt en fronçant le sourcil et sans regarder M. Florent:

– Le sang des ennemis de la nation est, pour les yeux des vrais patriotes, l’objet qui les flatte le plus!

M. Florent n’en pouvait croire ses oreilles. Était-il possible qu’une pareille phrase lui eût été adressée, à lui, par M, Barkimel? Il sentit que ses idées commençaient à se brouiller dans sa tête et il redouta de manquer de sang-froid, une fois de plus, et de se perdre à jamais!

– Je suis heureux, monsieur le président, déclara l’accusateur public, de vous voir dans de pareilles dispositions à l’égard de l’accusé Florent. Des rapports secrets m’avaient donné à entendre que vous étiez son ami et que vous tenteriez tout pour le sauver!

– Moi! s’exclama M. Barkimel, en mettant la main droite sur son cœur. Moi! sauver un ennemi de la nation! Je ferais cela, moi! qui ai donné ici même tant de preuves de mon civisme!

Et il ajouta, toujours sans regarder M. Florent:

– Du reste cet homme n’est point mon ami!

M. Florent claquait des dents! Il ne savait plus, cette fois, si M. Barkimel ne le lâchait point tout à fait! s’il ne le répudiait point, en vérité!

– Les rapports secrets, continuait imperturbablement l’accusateur public, vous représentent comme ne pouvant vous passer l’un de l’autre!

M. Barkimel se leva. Il paraissait lui-même l’accusé. Aussi redressa-t-il la main pour attester qu’on le calomniait. Sans doute, il connaissait M. Florent; mais de là à être son ami!

– J’en appelle à M. Florent… s’écria-t-il. Nous n’avons jamais pu nous entendre sur rien! Est-ce vrai, monsieur Florent? Je m’en remets à la bonne foi de l’accusé!

– Il est exact, répondit, comme dans un rêve, l’accusé, il est exact que nous avons eu quelques petites discussions!

– Dites que nous nous disputions toute la journée comme des chiffonniers! Dites donc cela, monsieur! et vous aurez dit la vérité!

M. Barkimel s’échauffait, car il était de plus en plus persuadé que l’affaire pouvait tourner aussi mal pour lui que pour M. Florent. À cette lumière, voilà que les discussions d’autrefois lui apparaissaient comme autant de crimes qu’il était de son devoir de reprocher à monsieur Florent. Il s’exalta au souvenir de querelles qui pouvaient lui être si utiles!

– L’accusé devrait rougir, s’écria-t-il, de qualifier de petites discussions de véritables polémiques où je m’efforçais toujours de défendre la révolution!

– Oseriez-vous dire que je l’attaquais? implora le pauvre Florent d’une voix angoissée, car il voyait bien qu’il n’avait plus à compter sur son ami Barkimel et qu’il s’était trompé jusqu’à cette minute sur les honnêtes dispositions de ce redoutable magistrat.

– Si je l’oserais! Vous ne parliez de cette révolution, monsieur, que pour la tourner en ridicule, pour la comparer à la Révolution française, à l’ancienne, à la seule, disiez-vous, à la grande, à celle qui avait connu les géants de 93!

– C’est suffisant, président! déclara le farouche accusateur, qui semblait mener seul les débats… Vous pouvez vous rasseoir… Tout ce que vous dites là corrobore absolument les faits relatés dans le dossier! Cet homme, je parle de l’accusé, serait indigne de toute pitié, si la pitié pouvait pénétrer dans cette enceinte! C’est votre avis, président?

– Oui, répondit dans un souffle rauque M. Barkimel, c’est mon avis! Et il se laissa retomber sur sa chaise, comme à bout de forces.

Sa main droite, qui tenait un porte-plume, tremblait à ce point qu’elle le laissa échapper. Le porte-plume roula jusqu’aux pieds de M. Florent.

M. Florent se baissa, ramassa le porte-plume, fit deux pas en avant d’une allure ferme et dégagée et déposa l’objet sur la table, devant M. Barkimel.

– Merci! soupira M. Barkimel sans regarder M. Florent.

La lâcheté de M. Barkimel venait de faire de M. Florent un héros!

Dès lors, il étonna tous ceux qui assistèrent à ces moments historiques, par sa hauteur morale, la lucidité de sa pensée et la tranquillité avec laquelle il essayait de défendre encore une existence si fortement compromise.

– Messieurs, dit-il, en redressant la tête, je ne suis point ce que l’on me reproche. J’ai pu taquiner, à propos, en effet, de la révolution, le citoyen président; si c’est un crime, vous le direz, je suis prêt à l’expier. Mais j’ose espérer toutefois que vous voudrez bien m’accorder la liberté que je vous demande, et à laquelle je suis attaché par besoin et par principe!