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Ici il y eut quelques rires. On admirait la désinvolture de M. Florent.

– La parole est à monsieur l’accusateur public! râla M. Barkimel.

– Messieurs du tribunal, messieurs les jurés, commença l’homme à la moustache, l’accusé que vous avez devant vous n’est point un criminel ordinaire. Nous savons que c’est un ami du Subdamoun et qu’il criait: «Vive le Subdamoun!» à Versailles pendant que les amis de la nation réduisaient les factieux; aussi nous eût-il été facile de le comprendre dans la «fournée» que l’on vous prépare, Subdamoun en tête, et si nous ne l’avons point voulu, c’est qu’avant tout M. Florent est un Droit de l’homme.

– Les Droits de l’homme! je les ai toujours défendus, interrompit le malheureux, et je ne serais pas ici si la Gazette des clubs avait publié les articles que je lui ai envoyés!

– Les voici! repartit l’accusateur. Les reconnaissez-vous?

M. Florent reconnut ses articles et parut tomber de la lune quand l’accusateur continua:

– Le misérable avoue! Ces infâmes libelles, messieurs, faut-il vous les lire? Ils sont l’œuvre d’un fossile qui a toujours vécu dans l’erreur de la Révolution bourgeoise! Ils prônent la liberté du travail! Autant dire l’abominable tyrannie de l’offre et de la demande! Ils chantent sur un mode vieillot la gloire de ceux qui abolirent les jurandes et maîtrises, toutes ces sociétés amies du travailleur qu’avait su créer la vieille France et que les bourgeois de 1789 supprimèrent pour livrer les citoyens de tous les pays aux accapareurs de la finance juive et cosmopolite! D’un trait de plume, il condamne ainsi le noble effort par lequel nos admirables syndicats ont restitué le droit d’autrefois; c’est-à-dire le droit de la collectivité contre l’individu! contre le hideux droit de l’homme de 89 qui nous faits tous égaux, le faible et le fort, le pauvre et le riche sans donner à celui-là le moyen de se défendre contre celui-ci! Bref, messieurs, j’accuse M. Florent ici présent d’avoir, avec un cynisme qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer, célébré les affreux principes d’une révolution que la nôtre tend à étouffer à jamais et dont elle voudrait effacer même le souvenir! Je vous le demande, monsieur le président, je vous le demande, messieurs les jurés, est-il à notre époque un crime pire que celui-ci? Vous direz le châtiment qu’il mérite!

Tous, les yeux étaient tournés vers le président. Alors, M. Barkimel ouvrit la bouche, et on entendit assez distinctement qu’il disait:

– La mort!

Tous les jurés répondirent: la mort!

Et M. Barkimel dit encore, en roulant des yeux de fou:

– Monsieur Florent, le tribunal révolutionnaire, après avoir consulté le jury, vous condamne à mort!

Et il demanda du vin.

À ce moment, et comme les gardes se disposaient à entraîner M. Florent, il y eut une bousculade au fond du prétoire et M. Florent vit s’avancer son concierge de la rue des Francs-Bourgeois, le citoyen Talon.

– Au nom du peuple, je demande la parole! fit-il en montrant à l’assistance une face ravagée par tous les vices. Vous avez condamné le nommé Florent à mort et vous avez bien fait! C’est moi qui l’ai dénoncé! mais il n’est pas ici le seul coupable. Je vous pose la question à tous. Est-ce que l’homme qui cache chez lui un pareil criminel et qui tente de le faire échapper au châtiment des justes lois n’est pas au moins aussi coupable que lui?

Aussitôt vingt voix se firent entendre:

– Certainement! certainement! il a raison! laissez-le parler!

– Est-ce que cet homme-là ne mérite pas, comme Florent, la peine de mort?

– Pire que la mort! répliqua l’accusateur public, car il encourage le crime…

– Eh bien, cet homme qui a caché l’accusé, je le dénonce à la nation! C’est le président! hurla le terrible bonhomme, et il désignait M. Barkimel d’une main ignoble et hostile.

M. Barkimel posa son verre qu’on avait eu la charité de lui rendre, et il tourna vers le concierge une figure de mort.

– Moi? fit-il…

C’est tout ce qu’il pouvait dire. Un tremblement nerveux l’avait entrepris de la tête aux pieds.

– Oui, vous! j’ai vu entrer le nommé Florent, mon locataire, chez vous! Je l’ai dit à la garde… On a cherché l’accusé chez vous! On ne l’a pas trouvé, mais il y était, je le jure! Maintenant, l’accusé qui était votre ami et que vous avez eu la lâcheté de renier et que vous avez condamné à mort, n’a plus aucune raison pour ne pas dire la vérité! qu’il la dise! on le croira!

L’accusateur se tourna vers M. Florent et l’incita, lui aussi, à dire si oui ou non le président du tribunal lui avait offert une hospitalité criminelle!

Cette fois, M. Barkimel regardait M. Florent! Ah! ce regard! Tout ce qui lui restait de vie était passé dans ce regard-là! Quelle muette et lâche et terrifiée supplication dans le coup d’œil de M. Barkimel à M. Florent! Mais, à son tour, M. Florent ne regardait pas M. Barkimel. Il leva la main et déclara:

– Je jure que ce que dit cet homme est faux! Je jure que je n’ai jamais pénétré chez M. Barkimel depuis le premier jour de la révolution!

– C’est bien! déclara l’accusateur. L’affaire est entendue. Le témoin sera arrêté pour faux témoignage tendant à faire condamner à mort un magistrat de la République.

La salle entière applaudit.

À ce moment un vieux guichetier s’avança et dit:

– Monsieur le président, c’est de la prison qu’on nous fait dire que l’autocar est paré et que si vous avez des condamnés, on pourrait en profiter pour les emmener tout de suite!

Le président n’eut pas à répondre: l’accusateur déclara aussitôt qu’on pouvait livrer M. Florent au bourreau!

Les gardes emmenèrent M. Florent…

Le soir de ce jour qui avait été si plein d’émotion pour M. Barkimel, des collègues durent ramener chez lui, en taxi, le magistrat qui avait présidé les débats du tribunal révolutionnaire avec une si haute impartialité.

Il paraissait très souffrant. D’aucuns prétendaient «qu’il était un peu bu».

M. Barkimel, d’une parole morne et balbutiante, remercia, à sa porte, les amis du peuple qui avaient eu la bonté de l’accompagner.

Quand il fut seul, il essaya de monter les degrés de son escalier. Mais il s’arrêta bientôt et s’assit sur une marche.

Tout tournait autour de lui…

Vers les dix heures du soir, on éteignit l’électricité dans l’escalier; alors il poussa un profond soupir et se leva.

Il était encore tout chancelant. Cependant il ne regagna point son appartement. Il sortit dans la rue et, frôlant les murs, il prit la direction de la Grande Épicerie moderne.