Tout à coup, M. Hilaire fit un bond de côté. Il avait senti le froid d’un canon de revolver sur sa tempe. Chéri-Bibi s’était dressé et il ne faisait point de doute que le monstre allait faire passer de vie à trépas le pauvre la Ficelle si, dans cette terrible occurrence, celui-ci ne se résolvait point à retrouver tout son sang-froid. Il le comprit:
– Je suis à vos ordres, monsieur le marquis! lui dit-il aussitôt, comme aux plus beaux jours.
– Bien! écoute! fit l’autre, en le brûlant du regard. Écoute et comprends et agis ou, sur la vie de Subdamoun, tu ne vendras plus jamais de cannelle!
– Oh! exprima lentement M. Hilaire, du jour où je vous ai revu, j’ai compris, monsieur le marquis, au milieu de la joie que j’avais de vous retrouver, qu’il me faudrait renoncer au commerce!
– C’est la dernière fois que j’ai besoin de toi, la Ficelle! Après je te promets de te laisser tranquille!
– Oh! après celle-là, murmura M. Hilaire, je crois bien que si monsieur le marquis n’a plus besoin de moi, moi non plus je n’aurai plus besoin de personne!
– Vois comme c’est simple, fit rapidement Chéri-Bibi avec toute la foudroyante lucidité d’un capitaine qui change de tactique sur le champ de bataille. Talbot n’a pas eu et n’aura pas connaissance de la lettre. Il n’a pas vu Askof et il ne le verra pas. Aussitôt revenu de l’Hôtel de Ville, il accourra ici. Toi alors, tu vas à ta besogne. Quand vous serez tous les cinq dans le «parloir des parents» toi, le Subdamoun, Askof, et Garot et Manol, vous vous jetez tous sur Askof et vous l’annihilez! Tu ressors alors avec le Subdamoun tout seul qui se fera la gueule de Garot et tu passes. Tu arrives chez Talbot disant tout haut que Garot a d’abord voulu être entendu seul! et le tour est joué! je me charge de sa réussite, la porte fermée. Compris?
– À Dieu vat! répondit simplement M. Hilaire. Si Askof regimbe trop, j’en ferai mon affaire!
– Tu sais que tu peux le tuer! déclara Chéri-Bibi dont l’œil flamboyait de fureur à la pensée de cette trahison qui compromettait tout.
– J’entends bien! répondit la Ficelle qui, depuis qu’il venait de faire le sacrifice de sa vie, comptait pour rien celle des autres.
– N’aie pas plus de pitié pour le baron que je n’en aurai pour M. le directeur! appuya encore le monstre. Puis il glissa vers la cheminée. Il entra dedans. Et puis, ce fut sa tête renversée qui réapparut, dans un coin, les yeux en bas… et la bouche, en haut, s’ouvrait pour dire: «Ce Talbot est un vilain homme, je me fais une véritable joie de lui faire passer le goût du pain!» Et puis la bouche se referma et les yeux aussi et la tête resta là comme une hideuse gargouille qui eût fait partie de l’architecture de la cheminée. Soudain le directeur fit son entrée.
Il demanda de la lumière. On lui apporta une lampe. Il s’assit à son bureau. Sa figure était rayonnante.
– Ça va! fit-il. Vous savez d’où je reviens?
– Non!
– De l’Hôtel de Ville! Ah! je n’y tenais plus! Une responsabilité pareille! Sous un prétexte tout à fait plausible et urgent j’ai vu Coudry, et, ma foi, je n’y suis pas allé par quatre chemins, je lui ai tout dit!
– Il a dû faire une tête!
– Pas du tout! Il m’a répondu simplement:
«- Tâchez de ne pas être soupçonné mon cher Talbot, c’est tout ce que je vous souhaite!»
– Et ça ne vous a pas fait frémir?
– Si, dans le moment, mais après qu’il m’eut donné congé, j’ai réfléchi et j’ai trouvé un moyen de ne pas être soupçonné…
– Et qu’est-ce que vous avez donc trouvé?
– Eh bien, voilà! Il faut que l’on ne me ménage pas!
– On essaiera! Et M. Hilaire sourit dans l’ombre de toute sa figure énigmatique.
– Entendez-moi bien! Il ne faut pas que l’on me bouscule pour rire! Garot et Manol ont bien à leur disposition quelque instrument tranchant.
– On leur en trouvera au besoin… mais je crois qu’ils ont cela, en effet!
– Il faut qu’ils s’en servent!
– Vous me faites peur!
– Il faut que le sang coule! Il suffira de me donner un coup de couteau à la main gauche! Ça donnera beaucoup de sang et nul n’osera me soupçonner! Qu’en dites-vous, monsieur l’inspecteur général?
– Eh! Eh! fit Hilaire… je vous trouve bien brave! mais tranquillisez-vous, je vous recommanderai de telle sorte à ces messieurs qu’il ne viendra à l’esprit de personne que vous avez pu être complice de leur évasion!
– Eh bien! voilà qui est entendu! Je m’en vais préparer les papiers nécessaires et faire demander Garot et Manol. Veillez de votre côté à ce que rien ne cloche et envoyez-moi, je vous prie, l’officier municipal de service à qui j’ai des ordres à donner pour demain relatifs au procès du Subdamoun…
– Ah! fit Hilaire! nous allons donc pouvoir un peu respirer, quand nous allons être délivrés de tous ces oiseaux-là!
– À qui le dites-vous? Adieu donc, mon ami! et souhaitons-nous bonne chance tous les deux!
M. le directeur regarda partir M. l’inspecteur. La porte ne s’était pas plutôt refermée qu’il quitta son fauteuil et se mit à se frotter les mains avec une jubilation si excessive que, dans la nuit de la cheminée, la gargouille, qui était toujours penchée sur le spectacle du cabinet de M. le directeur, eut une sorte de frémissement.
Le lieutenant de service entra. C’était un garde civique à la dévotion du comité qui s’entendait fort bien à l’ordinaire avec cette crapule de Talbot.
– Mon cher, combien avez-vous d’hommes en ce moment dans la salle des gardes?
– Une vingtaine environ, lui répondit-il.
– Eh bien! vous allez en faire monter ici une dizaine immédiatement et armés jusqu’aux dents, hein? Et en silence! Et sans que M. l’inspecteur en sache rien!
Le lieutenant partit.
M. Talbot continuait à se frotter les mains.
Dans la cheminée, la gargouille n’était plus une hideur souriante. Elle était devenue l’image de la douleur et de l’épouvante.
Elle vit entrer dix gardes qui furent disposés par le lieutenant, sur les indications de Talbot, contre le mur, de telle sorte que ceux qui entraient, masqués par la porte, ne pouvaient les voir.
– Tout à l’heure, deux prisonniers, conduits par Hilaire et deux gardes, vont entrer ici, fit la voix de Talbot. Sur un signe de moi, vous vous jetterez sur eux. Vous mettrez dans l’impossibilité de nuire, s’ils pénètrent ici, et Hilaire et le baron d’Askof. Vous ne ferez aucun mal à ce dernier. Vous massacrerez l’autre, celui que je vous désignerai!
Et Talbot, entraînant le lieutenant au coin de la cheminée, juste devant la gargouille, prononça ces mots à voix basse: