Si bien que Chéri-Bibi osa penser que dès que M. Dimier serait mis, par lui, au courant de la situation, il saurait s’arranger pour ne point entraver l’évasion d’un homme qui était nécessaire au rétablissement de l’ordre.
Donc, Chéri-Bibi s’avança vers M. Dimier et lui dit d’une voix qu’il voulait rendre sinon attrayante, du moins sympathique:
– Monsieur le président, ne vous effrayez pas! et surtout n’appelez pas! Je vais vous dire de quoi il retourne!
M. Dimier, stupéfait et inquiet, fit un mouvement de recul; mais, retrouvant aussitôt son habituel courage, il se dressa devant l’ombre mystérieuse qui venait de fermer la porte et dit:
– Qui êtes-vous?
– Je suis l’innocent et je travaille pour l’innocent! répondit très énigmatiquement la voix de l’ombre…
Cette réponse n’eut point le don de satisfaire M. Dimier qui fit un pas vers la porte.
– Inutile! fit l’autre… Vous ne passerez pas avant de m’avoir entendu!
– Que voulez-vous?
– Votre silence! Vous ne me connaissez pas. Je vous connais, moi. Vous êtes M. Dimier, président des assises et vous êtes venu ici pour interroger Garot et Manol. Un homme va entrer tout à l’heure, qui ne sera ni l’un ni l’autre, un homme qui viendra ici pour s’évader. Il s’en ira avec moi par la cheminée par laquelle je suis venu. Je vous demande une chose, une seule: de n’appeler, de ne crier, de ne vous apercevoir de sa fuite que lorsqu’il sera trop tard pour l’empêcher, c’est simple!
M. Dimier avait laissé parler l’homme dans l’ombre, sans l’interrompre. Quand il eut fini, il dit:
– Vous prétendez me connaître: si vous me connaissiez, vous ne me proposeriez point une chose qui est contraire à mon devoir!
– Je vous propose de sauver un homme!
– Un criminel!
– Non, monsieur le président, cet homme n’est pas un criminel, c’est le Subdamoun!
À ce nom, M. Dimier eut un mouvement qui n’échappa pas à Chéri-Bibi. Chéri-Bibi se dit: «Il est sauvé!» et il ne s’opposa nullement à ce que la porte s’ouvrît pour laisser passage à l’homme qui apportait une lampe. Il sentait, il savait que M. Dimier ne le dénoncerait pas! Il se contenta de s’aplatir dans un coin du mur, masqué par la porte et il se redressa quand la porte fut refermée.
Chéri-Bibi n’avait plus la taille du marchand de cacahuètes, mais bien celle de Chéri-Bibi, c’est-à-dire presque celle d’un géant quand M. Dimier, levant la lampe sur lui, l’examina en silence.
– Je ne suis pas beau! fit Chéri-Bibi.
– Vous êtes atroce! répliqua M. Dimier, sauvez-vous!
– Quoi?
– Je vous dis: sauvez-vous! Repartez par où vous êtes venu, je ne vous ai pas vu, je ne vous dénoncerai pas! Je ne vous connais pas… et faites en sorte que je ne vous connaisse jamais… allez!
M. Dimier avait tranquillement déposé sa lampe sur son bureau, s’était assis et s’était mis à feuilleter son dossier.
Chéri-Bibi restait là. Il ne comprenait pas.
– Je vous ai dit de vous en aller! répéta l’autre, agacé.
– M’en aller, mais vous ne m’avez donc pas compris, monsieur le président? Je suis venu pour sauver le Subdamoun!
– J’entends bien! mais je ne dois laisser sauver personne, moi. Je suis magistrat, moi! et mon devoir est de m’opposer à l’évasion des prisonniers, quels qu’ils soient… Vous saisissez… quels qu’ils soient! Vous n’êtes pas prisonnier, vous, allez-vous en!
Il y eut un silence terrible.
– Ce serait mon père, monsieur, que je m’opposerais encore à son évasion ou alors j’aurais donné ma démission de magistrat!
Chéri-Bibi avait vu le moment où il allait lui crier: «Taisez-vous, c’est mon fils»… mais il pensa, sans doute, que ce ne serait pas là une suffisante recommandation et il garda son secret pour lui.
Il s’assit car la parole du président lui avait cassé les jambes. Le dernier coup de la destinée était trop rude aussi. Si jamais il s’était attendu à cela: Alors, il allait falloir tuer M. Dimier!
Cette nécessité qui lui apparaissait maintenant comme inéluctable, il en lisait les termes en lettres flamboyantes sur le noble front têtu du sublime président de la cour d’assises.
Et Chéri-Bibi se mit à trembler! M. Dimier lui demanda ce qu’il avait à trembler comme ça!
– Monsieur le président, je vais vous dire: le Subdamoun devait s’enfuir par la Tour de l’Ouest. La Tour de l’Ouest est habitée par Talbot. Cela m’eût été agréable d’avoir à supprimer Talbot qui est un méchant homme, mais à l’idée que vous…
Il arrêta, M. Dimier, un peu pâle, releva la tête. Il avait compris.
Il regarda le monstre assis en face de lui et qui continuait de trembler. Les coudes de Chéri-Bibi, ses mains étaient agités de mouvements spasmodiques. Et il se prit à claquer des dents… Cette épouvantable mâchoire avait peur!
Et cependant, toute cette peur était horriblement menaçante.
– J’aurais pu vous dénoncer tout à l’heure, fit-il simplement. Et il allongea rapidement une main décidée vers un bouton de sonnette. Chéri-Bibi arrêta cette main.
– Vous ne saurez jamais, fit le bandit, dont la voix s’était faite la plus tendre qu’il lui était possible, ce qu’il m’en coûte de vous être désagréable, monsieur Dimier, Vous avez écrit un livre que je n’oublierai jamais, vous êtes peut-être le seul homme sur la terre qui ait jamais eu pitié de moi! Un soir que je m’étais évanoui de faiblesse dans la rue, vous vous êtes arrêté pour me faire la charité… Je vous admire et je vous aime! Laissez-moi vous ficeler proprement, vous bâillonner gentiment…
– Assez, monsieur! fit le magistrat. Je n’ai plus rien à vous dire. Et puisque vous ne voulez pas partir, je vais vous dénoncer!
Il se leva, courut à la porte: d’un bond Chéri-Bibi fut sur lui et le renversa.
L’autre cria.
Mais deux mains lui serrèrent la gorge… et comme un bruit de pas se faisait entendre dans l’escalier et qu’il n’avait plus une seconde à perdre, Chéri-Bibi serra fort, très fort.
Chéri-Bibi se releva…
Il venait de tuer M. Dimier.
– Fatalitas! gronda-t-il.
Et il pleurait… Cependant il renifla, essuya ses larmes d’un geste horrible de la manche, secoua ses épaules, s’apprêta à de nouvelles besognes, aspira l’air, fit entendre un han prodigieux… et ouvrit la porte à Hilaire et au Subdamoun qui se précipitèrent dans la pièce.