Et il était étonné lui-même de l’extraordinaire mouvement de répugnance dont il n’avait pas été le maître. L’homme n’insista pas.
Un éclair flamboya tout à coup d’une cheminée à une autre. Cette fois le Subdamoun put voir le visage de son sauveur. Il s’appuya à une ardoise, derrière lui, pénétré d’horreur: «Il a une gueule de forçat!» gronda-t-il.
Heureusement, l’homme ne vit point la figure du Subdamoun, il y eût lu un tel dégoût qu’il se fût peut-être laissé tomber à la renverse, sur le pavé. Autour d’eux commençait à monter un bruit de foule en rumeur.
– Attention, les toits se peuplent! fit la voix sourde du guide. À plat ventre!
En effet, quelques silhouettes passaient sur un toit, à leur gauche; des ombres casquées de pompiers qui se laissèrent glisser ensuite entre deux pignons et que l’on ne vit plus, un instant.
L’homme s’en fut à la découverte et retrouva l’ennemi entre le toit d’à côté et celui sur lequel lui et le Subdamoun étaient accrochés. Pour arriver plus vite à ce dernier toit, les pompiers jetèrent une échelle qui leur servit de passerelle.
Sur cette passerelle, ils glissèrent. Le Subdamoun, qui avait levé la tête, put les voir. Ils se détachaient comme des ombres chinoises sur un coin de ciel éclairé par une lune de sang qui sortait d’un gros nuage.
L’homme, qui avait rampé, se redressa. Il avait dans les mains les deux bouts de l’échelle; et la grappe humaine, hurlante, glissa d’un seul coup dans la cour, d’une hauteur de vingt mètres.
La lune se cacha à nouveau. Tout redevint noir.
Le Subdamoun gémissait comme un enfant: «C’est horrible!»
Soudain, l’homme s’arrêta. On entendait les galops et les cris des poursuivants derrière les toits qu’ils escaladaient. Une mansarde. L’homme frappa à la vitre. Au bruit une tête parut.
– C’est toi, Fanor? demanda l’homme.
– Non, c’est moi, Masson, répondit la tête.
L’homme s’empara de la tête et tira. Le corps suivit en se débattant. Il fut jeté dans le vide. Le Subdamoun recula, épouvanté; l’homme prit le Subdamoun et le déposa avec précaution dans, la chambre dont Masson venait si dramatiquement de sortir. Puis l’homme enjamba à son tour et ferma la fenêtre.
– Et maintenant, silence!
– Ce que vous venez de faire là est un crime!
– Si vous croyez que ça m’amuse! murmura la voix étouffée de l’homme, qui s’attendrissait sur sa propre besogne.
Cependant, le Subdamoun, dans son coin, paraissait si affalé que l’homme crut devoir expliquer:
– Je ne connais pas Masson, moi! Ah! si ça avait été Fanor! Je me suis trompé de mansarde, je vous demande bien pardon!
Le Subdamoun ne répondait pas.
Ils se voyaient à peine dans la nuit. Ils étaient deux paquets d’ombre en face l’un de l’autre. Le Subdamoun se demandait:
– Qui est-il?
Et l’homme était consterné parce qu’il sentait bien que son petit était fâché!
«Son petit»…
Il l’avait eu dans ses bras! Chéri-Bibi avait tenu son fils dans ses bras! Oh! respectueusement! presque en tremblant… et sans oser le serrer sur sa poitrine! sur son cœur!
Il se sentait absolument indigne!
La gloire de la République dans les bras de la gloire du bagne! Il avait profané son enfant! Il en demandait pardon à Dieu et il en remerciait le diable!
Tout à coup, le Subdamoun demanda à voix basse:
– Je veux savoir qui vous êtes!
Chéri-Bibi tressaillit dans son ombre, de la tête aux pieds.
– Votre nom? réitéra l’autre.
Chéri-Bibi avait du mal à avaler sa salive. Enfin, le gosier débarrassé, il dit:
– Qu’est-ce que ça peut vous faire? Je suis un agent de la Sûreté politique. Je ne dois pas avoir de nom!
– Un agent de la Sûreté politique! répéta le Subdamoun qui n’en croyait pas ses oreilles.
– Oui! Vous demanderez mon nom à M. Cravely, quand vous aurez réussi! Je travaille pour lui; moi, je ne suis pour rien dans cette affaire-là. J’exécute une consigne. Comprenez-vous?
Le Subdamoun n’en revenait pas.
– Mes affaires vont donc si bien que cela que Cravely est avec moi? interrogea-t-il, sceptique.
– Très bien, si vous ne vous faites pas «poisser». Mais le plus fort est fait. Nous n’avons plus qu’à attendre. Seulement, auparavant, vous allez mettre le costume de Masson.
– Qui est Masson?
– Masson, comme son collègue Fanor, est un garçon de bureau au parquet de M. le procureur général, expliqua Chéri-Bibi ramassant, sur le lit qui se dressait dans un coin de la mansarde, le costume et les insignes de ce malheureux employé et les déposant aux pieds du Subdamoun. Nous-mêmes, nous nous trouvons, en ce moment, sous les toits du parquet du procureur général qui donne sur le boulevard du Palais. Nous n’aurons qu’à descendre. Je connais les aîtres et si nous rencontrons quelques gêneurs, vous n’aurez rien à dire. Vous me suivrez. Votre costume vous permet de passer partout. Ainsi arriverons-nous, sans encombre, à la Sûreté. Je sais un chemin qui est de tout repos.
– Mais vous?
– Oh! moi, on me connaît! Êtes-vous prêt?
Cinq minutes plus tard, le Subdamoun et l’homme descendaient sans bruit les escaliers déserts du parquet généraclass="underline" un lumignon, de-ci, de-là, éclairait les vastes espaces traversés, les parquets cirés et trop sonores au gré du Subdamoun.
Un nouveau sujet de stupéfaction pour celui-ci fut une nouvelle transformation de l’homme qui en fit un misérable vieillard au dos courbé et aux jambes cagneuses.
Le Subdamoun se rappela vaguement plus tard avoir pénétré dans d’étroits et humides corridors dont le vieillard ouvrait les portes avec un passe-partout.
Là, ils rencontrèrent des agents auxquels son compagnon adressa des mots d’ordre incompréhensibles.
Puis tous deux se trouvèrent dehors, dans la nuit du boulevard. Le vieillard marchait en avant, et, laissant derrière lui tout le tumulte, il se dirigea vers le quai, enfila une rue sombre et déserte. Au bout de la rue, une limousine, phares éteints, attendait. Le misérable vieillard s’en fut ouvrir la portière.
– Si vous voulez monter, mon prince! fit-il entendre de son abominable voix de rogomme.
Jacques monta et l’autre referma la porte.
La limousine démarra. Elle n’avait point de chauffeur, on la conduisait de l’intérieur.
– Enfin, te voilà, Jacques!
– Frédéric!
Les deux compagnons d’armes avaient bien des questions à se poser; mais, tout de suite, le Subdamoun voulut que Frédéric lui dît quel était l’extraordinaire bonhomme qui l’avait sauvé dans d’aussi prodigieuses conditions!