Où est-il passé? Seul il connaît, le Roi du Bagne, tous les chemins qui conduisent sous la terre à la retraite du cul-de-sac maudit où Chéri-Bibi a placé ses oubliettes!
…
Cécily se passe la main sur le front comme on a l’accoutumée de faire quand on veut ressaisir sa pensée et quand on renaît, comme on dit, à la vie. Cécily se souvient du drame de l’incendie, et puis sa pensée bondit plus haut: ces yeux qui pleurent derrière des lunettes, ces pauvres yeux horribles qui font peine et qui font peur, elle les a déjà vus: elle sait maintenant, elle murmure: «le marchand de cacahuètes!»
C’est le marchand de cacahuètes qui l’a sauvée! qui l’a amenée là! C’est le marchand de cacahuètes qui lui a promis de sauver son fils… Partout où il y a de la difficulté, le marchand de cacahuètes est toujours là! Elle frissonne! Pourquoi? Ah! pourquoi?
Elle n’a jamais pu penser à ce terrible sauveur sans frissonner!
Elle l’appelle et elle le redoute.
Elle le craint sans le connaître et ne saurait pas le remercier! Qui est-il? Pourquoi fait-il cela? Pourquoi VEILLE-T-IL?
Il a l’air si atrocement malheureux quand il la regarde!
Qui peut-il être?
Elle se demande s’il n’est point simplement une image de son cerveau malade.
Il n’existe peut-être pas!
Elle se soulève sur sa couche… elle glisse du grabat… Il y a là une table couverte de fioles et de bols, de toute une pharmacie… Elle va plus loin que la table… Ah! un couloir, et au bout du couloir, là-bas… de la lumière!
Cette lumière ne la rassure point, mais elle l’attire.
Elle descend quelques degrés… elle marche! elle marche! C’est un rai de lumière qui passe sous une porte.
Tiens! la porte n’est point fermée… Elle pousse la porte… Est-ce qu’elle sait ce qu’elle fait?
Mais elle jette un cri de surprise…
Elle est dans une petite cave toute resplendissante de lumière… Plus de vingt bougies brûlent dans des candélabres magnifiques. Et ils éclairent les portraits d’une femme et d’un enfant! Mais quels portraits! Jamais, sur les murs des basiliques byzantines, tant de joyaux, tant de perles, tant de colliers n’avaient été suspendus avec plus d’amour autour des saintes icônes.
Elle s’approche davantage… Maintenant, elle les voit tout à fait bien, les portraits, et elle les reconnaît! Ce sont les portraits de Cécily aux jours les plus heureux de sa beauté et de sa maternité… Et ce sont les portraits du petit Jacques, à tous les âges, depuis le berceau!
Sur une table qui ressemble à un autel, un coffret est ouvert. Dans ce coffret, il y a une croix, une admirable croix de la Légion d’honneur, toute sertie de diamants et de perles.
Cette croix aussi, Cécily la reconnaît: c’est celle qu’elle a reçue un jour d’un inconnu pour qu’elle fût offerte à Jacques et qu’elle a réexpédiée ne voulant pas accepter un pareil cadeau sans en connaître la provenance!
Peu à peu, Cécily s’était laissée tomber sur les marches de l’autel où avaient été comme déifiées sa personnalité et celle de son fils! Elle était plus anéantie que jamais. Plus que jamais, elle se demandait à quelle sorte de dévouement elle était en proie. Une angoisse singulière l’étouffait. Elle n’avait jamais eu si peur «d’elle ne savait pas quoi»!
Soudain ses yeux furent attirés par une photographie vers laquelle elle se traîna. Et alors, elle ne put retenir un cri: La villa de la falaise! C’était en effet une vue de la villa des Bourreliers, sur la falaise de Puys, près de Dieppe, en France, la villa de ses parents, où elle avait été élevée… La vue en avait été prise dans le jardin.
Et, sur le seuil du jardin, elle se reconnut, parlant à un jeune garçon boucher qui avait un panier au bras et qui prenait certainement la «commande» de la jeune maîtresse de maison!
Elle se rappelait avoir vu cet instantané jadis, entre les mains de la petite Jacqueline, de celle qui devait être plus tard sœur Sainte-Marie-des-Anges… Cécily se rappelle! Oui! Oui! c’est bien cela! Jacqueline faisait de la photographie et elle avait photographié Cécile Bourrelier et Chéri-Bibi! Oui, oui, oui! Le petit garçon boucher, c’était Chéri-Bibi!
«Chéri-Bibi!»
Elle prononça tout haut ce nom et une effroyable lumière se fit dans son esprit.
Elle savait bien que lorsqu’elle était encore jeune fille, Chéri-Bibi l’avait aimée, bien qu’il ne lui eût jamais parlé de cet amour… Elle lui avait vu, plus d’une fois, les yeux pleins de larmes! Misère de Dieu! les yeux qui pleuraient derrière les lunettes de son sauveur, c’étaient les yeux de Chéri-Bibi!
Chéri-Bibi, le forçat, le roi du crime!
Elle et son fils étaient protégés par Chéri-Bibi!
Mme la marquise du Touchais s’évanouit, une fois de plus. Elle croyait avoir touché le fond du mystère. Pauvre Cécily! elle l’abordait à peine!
XXXIV LA DERNIÈRE CHARRETTE
MM. Florent et Barkimel, qui passaient leur temps à se confesser entre eux et à se réciter mutuellement la prière des morts, furent bien étonnés en voyant la porte de leur cachot s’ouvrir et le guichetier y précipiter, fort brutalement ma foi, M. l’inspecteur des prisons lui-même.
Ils n’eurent qu’un cri: «Monsieur Hilaire!» et ils lui tendirent la main avec un sourd gémissement sur leur infortune à tous.
M. Hilaire reconnut M. Florent et M. Barkimel et loua le ciel de lui avoir permis de passer ses derniers moments avec des amis aussi distingués.
Après réflexions sur l’égalité devant la mort, M. Hilaire crut devoir apporter quelque tempérament à une aussi sombre philosophie en avertissant ces messieurs que, quant à lui, il n’avait point perdu l’espoir que leur sort, à tous trois, s’améliorât d’ici peu.
Ayant jugé sévèrement les hommes de l’Hôtel de Ville, il annonça à MM. Barkimel et Florent que les honnêtes gens se soulevaient, dans l’instant même, au fond de toutes les provinces pour venir les délivrer.
M. Florent ne prit point le temps de se faire répéter cette bonne parole pour faire entendre un soupir plein d’espérance. Au contraire, M. Barkimel baissa la tête et ne donna plus signe de vie, si bien que cette attitude désolée finit par frapper M. Florent, qui en demanda la raison.
– Hélas! répliqua M. Barkimel, M. Hilaire a parlé des «braves gens» et je sais par ce qu’il entend par là! Après avoir rempli le triste rôle qui m’a été dévolu en ces jours néfastes, puis-je espérer décemment compter parmi les «braves gens»?