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«Je pensais avoir eu affaire à un malheureux fou, à un pauvre détraqué et je m’efforçais de ne plus y penser. Comment expliquer que ce fût encore à lui que je pensai tout d’abord, le soir où nous apprîmes que tout était découvert et que la liste de Jacques et de Lavobourg avait été volée.

«Sans rien dire à personne, j’obéis à la suggestion du marchand de cacahuètes. Je fis sortir l’auto et je me fis conduire à la place qui m’avait été indiquée. J’attendis un quart d’heure… une demi-heure… Personne…

«Alors je me rappelai les termes exacts dont le singulier vieillard s’était servi: “Revenez ici en auto, comme ce soir! Restez là cinq minutes, et repartez sans descendre!”

«Il n’avait pas dit qu’il viendrait. C’était ma présence au fond d’une auto, pendant cinq minutes à ce coin de rue, qui signifiait le danger! Ainsi raisonnai-je et je rentrai à l’hôtel.

«Quelques heures plus tard, je me traitais de folle. Ce marchand de cacahuètes, je l’avoue, est maintenant mon cauchemar! Pourquoi m’a-t-il fait comprendre qu’il fallait s’adresser à lui si jamais mon fils courait un danger urgent! et comment se fait-il, oui, comment se fait-il, qu’après l’avertissement qu’il m’avait demandé et que je lui ai donné, tous les périls qui menaçaient Jacques se soient évanouis… si… si vite… si… tragiquement…

– Madame! À quoi pensez-vous, madame?

– Jacques, continua Cécily, de plus en plus agitée, Jacques redoutait par-dessus tout Bonchamps et Carlier, et ils sont morts! Jacques eût tout donné pour rentrer en possession de ces documents dérobés et il les possède à nouveau à la suite de la tragédie de tantôt, quel est ce mystère?

– Je suis trop petite personne, madame, pour élever mon humble voix en d’aussi terribles circonstances, dit Jacqueline… mais ce qui m’étonne par-dessus tout, c’est que madame puisse voir un lien quelconque entre ce pauvre mendiant et les événements qui la préoccupent…

Cécily ne répondit point d’abord à Jacqueline. Elle semblait réfléchir et elle se laissa dévêtir par elle, sans résistance… Seulement, quand elle fut couchée, elle dit à l’ex-sœur de Saint-Vincent-de-Pauclass="underline"

– Jacqueline, je veux savoir qui est ce marchand de cacahuètes. Il ne doit pas être bien difficile à retrouver… Il n’y a qu’à le chercher le soir aux Champs-Élysées m’a-t-il dit… Jacqueline, il y a longtemps que tu as vu M. Hilaire?

– Oh! mon Dieu oui, il y a bien deux mois…

– Pourquoi ne vient-il plus nous voir? Il est toujours bien reçu ici. Il est peut-être malade!

– La dernière fois que je l’ai vu, ça a été pour lui faire des reproches, je dois l’avouer à madame la marquise, j’avais à me plaindre sincèrement de la livraison de la semaine, je suis allée moi-même à la Grande Épicerie moderne. Virginie n’était pas au comptoir. Il en a profité pour accuser Mme Hilaire des «erreurs» de la livraison et il m’a promis qu’il veillerait en personne à ce que pareille chose ne se renouvelât plus! Mais il paraissait très vexé car il a beaucoup d’amour-propre et il se considère maintenant comme un grand personnage.

– Il était très dévoué au feu marquis, ma bonne Jacqueline, du temps qu’il était son secrétaire et je dois dire qu’après le drame du château du Puys il s’est mis en quatre pour me rendre service… Tu iras le trouver demain de ma part. Certes! tu n’as nul besoin de lui confier quoi que ce soit de tout ce que je viens de te raconter… mais tu lui feras la description du marchand de cacahuètes et tu lui diras que j’ai intérêt à savoir exactement qui est ce personnage. Tu lui recommanderas le secret.

IV LA BELLE SONIA

Ce même soir, dès huit heures – on ne dînait qu’à neuf – le grand salon bleu de l’hôtel du boulevard Pereire, le fameux hôtel de Sonia Liskinne, était déjà plein d’invités.

C’était la tante Natacha qui recevait, en attendant la jolie maîtresse de céans qui se faisait désirer et que l’on excusait, car on savait qu’elle était rentrée très tard de la Chambre.

Il y avait là les grands républicains: Michel, Oudart, Barclet, sénateur, membre de l’Institut, qui croyaient fermement que la nouvelle idole travaillait pour eux, c’est-à-dire pour l’épuration de la République; ils le croyaient, parce qu’ils pensaient que Jacques, au fond, ne pouvait rien sans eux.

Les autres, qui n’étaient point de ce parti, partageaient les mêmes espérances et peut-être les mêmes illusions. C’est ainsi que le baron de la Chaume, l’un des plus assidus, qui représentait dans ce salon la vieille diplomatie, prudente et temporisatrice, susurrait à l’oreille de tous ceux qui l’approchaient que, s’il était vrai que le commandant Jacques ne pût rien commencer sans les grands démocrates, il ne pouvait rien finir sans les grands conservateurs.

À quoi, le petit Caze, de l’Action gauloise, qui eût volontiers traité la Chaume de vieille baderne, répliquait que ses amis et lui ne consentiraient à être les dupes de personne et que si le commandant tardait à montrer son drapeau, ils ne feraient qu’une bouchée de la «nouvelle idole».

On disait que «l’empire», car il existait aussi un parti impérialiste, était représenté très mystérieusement à l’hôtel du boulevard Pereire par le couple Askof.

Un singulier ménage que celui-là.

Le baron d’Askof était beaucoup plus jeune que sa femme, laquelle était une Délianof, Russe polonaise déjà mariée en premières noces au prince Galitza, mort tragiquement à la chasse aux loups. De ce premier mariage, elle avait une grande fille de dix-huit ans, Marie-Thérèse, qui fréquentait les mêmes cours que Mlle Lydie de la Morlière, la fiancée du commandant Jacques.

Où la princesse Galitza avait-elle été chercher ce baron d’Askof, un grand bel homme maigre qui étalait une magnifique barbe d’or, le seul or, prétendait-on, qu’il eût apporté dans la corbeille? On le disait d’origine hongroise, mais personne n’eût pu l’affirmer. Les Askof étaient inconnus avant que l’ex-princesse ramenât ce nouveau mari du fond des steppes pour l’imposer à la haute société cosmopolite, ce qui fut vite fait.

Elle paraissait adorer le baron, son «beau Georges», et s’en montrait jalouse, ce qui n’empêchait pas Georges de faire la cour à toutes les femmes, en général, et à Sonia Liskinne en particulier.

Il n’était pas le seul. Tous les hommes qui étaient là avaient été plus ou moins pris au charme irrésistible de la grande artiste, jusqu’à ce fou sympathique de Lespinasse, qui représentait le groupe agrarien, jusqu’au syndicaliste Bassouf, jusqu’au juif Lazare, principal commanditaire d’un grand journal. Jusqu’au vieux père Renard, un ouvrier à peine dégrossi que Sonia avait trouvé le moyen d’attirer chez elle.

«Par lui nous saurons à quoi nous en tenir sur les syndicats», avait dit Sonia au commandant.

Pour qu’on ne l’accusât point de faire uniquement de la politique, la maîtresse de céans prenait soin de mêler son monde. Ce soir-là, arrivèrent Lucienne Drice, de la Comédie; Yolande Pascal, du Grand-Théâtre, un petit diable noir comme un pruneau qui était l’amie du directeur du Crédit mécanique, société au capital de cent millions, une puissance: tout le monde de la grande industrie.